L’art contemporain est-il politique? 2/3

L’art contemporain est-il politique? 2/3
Vue de l'installation "Ice Watch" d'Olafur Eliasson en 2015
Tribunes

Après avoir évoqué l’inefficacité des « œuvres à thème » à modifier les comportements, nous nous intéressons, durant ce deuxième moment, à la manière dont elles s’appuient sur une conception de la politique à interroger. Et ce d’autant plus que cette vision de la politique semble en totale rupture avec les revendications égalitaires que prétendent incarner les œuvres.

Nous appuyant sur les réflexions de Carole Talon-Hugon, nous avons montré que les œuvres ne donnent aucun moyen d’agir contre les situations qu’elles entendent dénoncer. D’autre part, nous avons signalé que si elles affectent le spectateur sur le plan des émotions, leur impact doit être relativisé par la présence en masse d’images non artistiques qui jouent de ce même registre. Enfin, nous avons vu que ces œuvres ne touchent qu’un public réduit, et, qui plus est, souvent déjà concerné par les causes défendues.

Si ces œuvres sont largement sans conséquence sur le plan de l’action collective, elles ne sont pas pour autant sans répercussion sur la définition de la politique et il faudrait se garder d’une réflexion trop hâtive visant à ne pointer que leur inefficacité quant à la diffusion des valeurs affichées. Si elles échouent à faire reconnaître certaines minorités, elles ont néanmoins leur part de responsabilité dans la diffusion d’une conception de la politique qui n’est pas sans poser question comme le montre le théoricien Olivier Neveux à propos du théâtre.

Ces expositions critiques se multiplient parce que les décideurs culturels qui se succèdent subventionnent les dossiers qui vont dans ce sens. Les Etats dont le modèle politique est largement (bien que plus ou moins selon les partis en place) inféodé à la logique économique libérale ont besoin de cette caution sociale. L’artiste, qui se fait le porte-parole de la tolérance et de l’ouverture en s’appuyant sur des structures fournies par des gouvernements ayant remplacé la défense réelle de ces valeurs par une gestion administrative et comptable des finances, assoit une conception de la politique fondée sur le discours plutôt que sur l’action.

Ce que ce type d’art entérine également, en termes de redéfinition de la politique, c’est une idée de l’engagement sans débat. En dépit des promesses de l’art participatif (Jacques Rancière a bien montré que ce phénomène s’appuie sur une vision du public présumé passif tout à fait discutable), la politique qui s’exerce par le biais d’une œuvre à thème incarne une conception verticale. Elle outrepasse toutes les étapes propres au militantisme qui prend la forme du regroupement et de la délibération, impliquant une radicalisation ou au contraire un élargissement des positions par l’interaction entre partisans et adversaires.

Les artistes à sujet s’épargnent cette peine et cette absence de dialogue qu’incarnent leurs œuvres n’est peut-être pas sans lien avec la politique sociale qu’ils entendent défendre. Apparemment insensible à l’affaiblissement des partis de gauche qui, ayant renoncé à proposer un modèle d’émancipation collectif se sont fait les chantres de l’élargissement constant des droits individuels, l’art à thème continue à défendre une conception du social clientéliste plutôt que citoyen. L’idée de projet collectif porté par des individus regroupés autour d’une idée commune par-delà les conditions spécifiques à chacun a disparu.

Enfin, que le mot « universel » ne soit plus à la mode dans les milieux intellectuels n’est pas une nouveauté. Qu’il faille appartenir à un groupe pour s’exprimer à propos des conditions d’existence qui lui sont propres en est une en revanche, et c’est aussi ce qu’enregistre et approuve l’artiste invité à exposer en tant qu’il appartient à un genre, une orientation sexuelle ou une origine ethnique. Artiste engagé dans la défense de tel ou tel groupe parce qu’il en fait partie, il contribue à définir la politique comme lieu non pas d’échanges mais d’entre soi.

Au constat que les œuvres n’ont pas le pouvoir qu’on leur prête s’ajoute l’idée qu’elles se prêtent à la diffusion d’une conception de la politique qui n’est pas neutre. Que les œuvres à thème soit inefficaces dans leurs capacités à faire changer les comportements de manière significative est une chose, qu’elles soutiennent une idée de la politique discutable auprès du public qu’elles parviennent à toucher en est une autre. L’artiste à sujet a sa part de responsabilité dans la diffusion de la politique comme lieu de parole exercée verticalement et comme lieu de revendications communautaires dont sont exclus les avis des individus non directement concernés.

Ainsi, non seulement les œuvres qui visent à faire entendre les revendications minoritaires sont sans grande efficacité mais elles s’appuient sur une conception de la politique en rupture avec les valeurs démocratiques défendues. Nous verrons bientôt que l’artiste qui propose ce type d’œuvres est aussi à l’origine d’une dépolitisation de la manière d’appréhender l’art.