Sandro Botticelli chez les Tartuffes. Un impromptu

Sandro Botticelli chez les Tartuffes. Un impromptu
Tribunes

Alessia Mucci et Eva Menta viennent d’exhiber fièrement devant le Printemps et la Vénus de Botticelli leurs prothèses mammaires[1], appas sur lesquels fondent, toutes griffes dehors, les faucons de Fratelli d’Italia, le parti de droite au pouvoir en Italie. Partout on entend crier à l’impudeur, à l’indécence, au sacrilège. Dans la flambée médiatique, nos poupées Barbie sont souvent décrites seins nus, alors qu’un voile recouvre leurs charmes surgonflés devant la Vénus botticellienne, étonnée mais beaucoup moins tétonnée en comparaison.

Heureux de pouvoir épingler Eike Schmidt, homme de gauche et directeur de la Galerie des Offices où ce happening mamelu s’est produit, les partisans de la terrible Giorgia Meloni ont déjà obtenu que l’on cache, ou mieux que l’on floute ces seins que nul ne saurait voir. Pour avoir porté atteinte à la dignité des lieux, nos héroïnes seront-elles poursuivies ? De leur côté, les Offices ont obtempéré au nom du seul règlement, en demandant à Instagram d’ôter les clichés criminels : toute photo prise dans un musée italien ne peut être rendue publique sans autorisation préalable. Mais à cette heure, le cliché trône toujours en bonne place avec ses 430.000 likes.

 

Les influenceuses Alessia Mucci et Eva Menta devant la Vénus de Botticelli.

Il est à parier, hélas !, que les néo-féministes tairont ce nouveau fait d’arme devant un chef-d’œuvre, après la soupe de Van Gogh et la purée de Monet. Dommage que notre homonyme féminin du Douanier Rousseau n’aille saluer comme « hyper intéressante » cette exhibition sexiste du corps féminin par des femmes. Elle qui croyait l’odieux privilège du sexisme réservé aux vieux mâles blancs, en mangera son chapeau. L’autosexisme féminin, monnaie courante sur les réseaux sociaux, trouve dans nos deux héroïnes italiennes à s’illustrer ponctuellement. La plus fameuse, Alessia Mucci, dite Alex pour ses fans, est une influencer, donc une influenceuse-youtubeuse-tiktokeuse de 34 ans, avec 6 millions de followers au compteur[2], s’il vous plaît. Entre deux chirurgies esthétiques, cette nouvelle fiancée de Frankenstein a trouvé, dit-on, le temps de passer une licence d’ingénierie aéro-spatiale. Dans cette cage thoracique, que d’air et que d’espace. Prière de garder son sérieux. Point bégueule, malgré ce diplôme, la starlette gagne sa vie comme pâtissière.

Mais l’ironie trop facile rate facilement son but. Réfléchissons un peu sur ce faux scandale. Tout bien considéré, je ne serai pas loin de mettre un like à Miss Mucci. Et pourquoi donc ? Son exhibitionnisme forcené dévoile dans sa chute la tartufferie des Offices et l’hypocrisie de leurs détracteurs. En effet, voilà tout juste deux ans, le 17 juillet 2020, que le directeur Eike Schmidt, pour faire chauffer le compte Instagram des Offices, transforma en Vénus de Botticelli une autre grande influenceuse italienne, la blonde Chiara Ferragni, jumelle chirurgicale des deux autres !

Il faut voir pour croire[3], mais l’arroseur arrosé n’est autre que le directeur des Offices lui-même, qui posait, tout sourire, coude à coude avec sa Vénus pop et botoxée[4].  Le but de cette pantalonnade et la raison de cette démagogie ? Le classement mondial, pardi ! Comme dans nos universités soumises à l’obscène classement de Shangai, la course à la meilleure place jette dans une folie masochiste les intellectuels en poste, satisfaits de se prostituer et de passer, en prime, pour des idiots utiles. Car c’est ainsi qu’on les juge en haut lieu, où se prennent toutes les décisions actuelles fatales à la culture. Des preuves ? En voici, traduites de l’italien : la Vénus de Botticelli, revue et corrigée par la fashion blogger Chiara Ferragni à la demande de Schmidt “a dépassé le seuil des 600.000 followers sur Instagram et place les Offices à la première place des musées italiens sur cette plateforme […] ce record a permis au musée florentin de gagner deux places dans le classement mondial des musées sur Instagram : il occupe la 19ème place non loin du Rijksmuseum (627.000) et de l’Hermitage (657.000)”[5].

Le directeur des Offices Eike Schmidt et la fashion blogger Chiara Ferragni.

Cette complicité avec les Offices va même si loin, que madame Ferragni a pu commercialiser sans problème un corset low cost à l’effigie de la Vénus botticellienne[6]. Si notre Jean Paul Gauthier, poursuivi à présent par le musée florentin, avait su cela !

Moralité : en 2022 les Offices passeront le cap des 720.000 contacts, loin derrière le Louvre, culminant à près de 5 millions…

Mon lecteur a compris, je pense, où plonge la racine du mal. Dans l’inversion des valeurs mise en place par nos institutions mêmes. Dans un marketing muséal sans foi ni loi.

Quand triomphait à Florence cette campagne kitsch où une influenceuse, déjà, prétendait en toute vulgarité racoler cent mille pigeons sur le net pour cliquer mécaniquement #SandroBotticelli, où étaient donc les Fratelli d’Italia, si prompts à hurler aujourd’hui ? À ma connaissance, seul mon collègue Tomaso Montanari[7], historien d’art que des politologues français classeraient peut-être à l’extrême gauche, critiqua sans quartier l’initiative de Schmidt et de son supporter favori, le maire de Florence, Dario Nardella. Pour Montanari, “c’est l’influenceuse qui exploite les Offices et non l’inverse”, car Botticelli n’a nul besoin d’une fausse blonde pour se faire connaître du monde entier. Et tapant dans le mille, Montanari, formulait cette pensée profonde : “Le code des Biens Culturels Italiens prescrit que le patrimoine ne peut être destiné à un usage incompatible avec son caractère historique et artistique […] cette initiative est culturellement misérable et indigne d’une institution publique, non parce qu’elle perpètre un sacrilège contre Botticelli, mais parce qu’elle autorise un usage destructeur du passé, que l’on réduit à un sosie du présent. La connaissance de l’histoire et de l’art sert à nourrir une pensée critique en mesure d’aider les plus jeunes à juger critiquement l’actualité”.

 

Chiara Ferragni portant son T-shirt Botticelli

Je suis d’accord avec Montanari et l’ai souvent répété[8]. En l’espèce, déclarer publiquement et à des fins ouvertement commerciales, qu’une influenceuse serait comme la Vénus de Botticelli, c’est changer le chef-d’œuvre en miroir aux alouettes, ruiner l’échelle des valeurs esthétiques, nier purement et simplement l’histoire de l’art. N’allons pas nous plaindre que des jeunes émules pullulent et posent à poil devant Botticelli au lieu de l’admirer silencieusement.

Ce que ne pouvait prévoir tout à fait Montanari, sera la morale de notre fable où les sosies finalement se confondent. Quelle impitoyable leçon ! Qui est qui ? De quoi le tableau est-il l’image ? D’une influenceuse de 2022 ou d’un mythe du Quattrocento ? La profondeur de Botticelli, sa réalité, son cosmos et son temps se volatilisent avec ses harmonies onctueuses. D’un coup, tout devient sec, plat et brutal.

Car banaliser Botticelli est à la mode : ici personnage de feuilleton hollywoodien[9], là invraisemblable amant d’une Simonetta Vespucci[10]. Ce ne serait rien si sociologiquement sa Vénus n’était devenue maintenant une fashion blogger. Or, en consacrant désormais la Vénus de Botticelli “influenceuse spéciale” des Offices[11], capable à elle seule de draguer des foules sur le net, la presse parachève infernalement sa caricature, écrase le génie florentin sous le poids accablant de la bêtise sociale.

Apprenez donc, ici, que Sandro Botticelli n’a pas peint pour les Médicis, mais pour Instagram.

 

[1] https://www.firenzetoday.it/cronaca/influencer-seno-foto-uffizi.html

[2] https://www.instagram.com/alex_mucci/

[3] https://www.italiachiamaitalia.it/operazione-intelligente-chiara-ferragni-come-la-venere-del-botticelli-quando-la-cultura-e-pop/

[4] https://firenze.repubblica.it/tempo-libero/articoli/cultura/2021/02/05/news/uffizi_boom_di_follower_instagram_venere_di_botticelli-286094064/

[5] ibidem.

[6] https://www.fanpage.it/stile-e-trend/moda/chiara-ferragni-indossa-la-venere-di-botticelli-il-corsetto-low-cost-e-gia-virale/

[7] https://emergenzacultura.org/2020/07/18/la-venere-chiara-riduce-botticelli-a-tormentone-social/

[8] Voir mon chapitre “À quoi sert Michel-Ange ?” in La Liberté d’Esprit, Les Belles Lettres, 2019.

[9] Je songe à l’hallucinante série des Médicis, bourrée d’anachronismes, réalisée en 2013 par un cinéaste québécois pour la RAI italienne, où Botticelli, fantoche ridicule, se frite pour Simonetta Vespucci avec un Julien de Médicis, beau mec écervelé.

[10] Bien entendu la Vespucci, vraie dure à cuire de l’historiographie botticellienne, fut aussi remise à l’honneur par les Offices lors de la campagne publicitaire de 2020 avec Chiara Ferragni, nouvelle Simonetta. Pour la critique du mythe de Simonetta, voir mon Le songe de Botticelli, Hazan, 2022.

[11] https://www.giornalesentire.it/it/venere-di-botticelli-influencer-chiara-ferragni-uffizi-firenze