L’Enfant de troupe d’Eva Gonzalès : retour sur un chef-d’œuvre de l’impressionnisme féminin

L’Enfant de troupe d’Eva Gonzalès : retour sur un chef-d’œuvre de l’impressionnisme féminin
À voir

Il y a exactement une semaine, le tableau « L’Enfant de troupe » d’Eva Gonzalès, également appelé « Le Clairon », a quitté le Musée de Gajac à Villeneuve-sur-Lot. Il se dirigeait vers le musée d’Ordrupgaard au Danemark. Plus précisément, l’œuvre se rend dans le nord de Copenhague. Elle intégrera l’exposition consacrée aux femmes impressionnistes qui se tiendra du 9 février au 20 mai 2024.

Genèse et réception de L’Enfant de troupe : Gonzalès face à Manet

Si Gonzalès n’a jamais, de son vivant, voulu participer aux expositions des impressionnistes, cette actualité permet de revenir sur l’histoire de ce tableau. Il est inspiré de l’œuvre « Le Joueur de fifre » de Manet, peintre dont Gonzalès fut l’unique élève. Le tableau en partage le thème en représentant un enfant de troupe, c’est-à-dire un jeune garçon issu d’une famille militaire. Cet enfant était inscrit au rôle des compagnies ou escadrons et bénéficiait d’un logement, de la nourriture, du blanchissage et d’un salaire fournis par l’armée française. Sa formation était ainsi assurée dans la perspective qu’il l’intègre plus tard, souvent en tant que musicien.

Gonzalès peignit L’Enfant de troupe en 1870, soit quatre ans après que Manet eut achevé Le Joueur de fifre. Les critiques accueillirent son enfant en uniforme bien mieux que celui de son maître d’atelier. Le Salon de 1866 avait refusé Le Joueur de fifre, tandis que le Salon de 1870 accepta L’Enfant de troupe. La même année, Manet présenta un portrait de Gonzalès qui lui permit d’être également reçu. Dans ce portrait, Manet représenta son modèle installée devant un chevalet, palette et pinceau à la main, montrant ainsi l’estime qu’il portait à la jeune peintre.

Les critiques n’accueillirent pas de la même manière les deux enfants de régiment. Manet exposa son tableau dans son atelier de la rue Guyot pour ses amis. Zola soutint vivement l’œuvre et paya cher ce soutien. Dans le journal L’Evénement, il écrivit : « J’ai dit plus haut que le talent de M. Manet était fait de justesse et de simplicité, me souvenant surtout de l’impression que m’a laissée cette toile. Je ne crois pas qu’il soit possible d’obtenir un effet plus puissant avec des moyens moins compliqués[1] ».

Les critiques n’accueillirent pas de la même manière les deux enfants de régiment. Manet exposa son tableau dans son atelier de la rue Guyot pour ses amis. Zola soutint vivement l’œuvre et paya cher ce soutien. Malgré ses éloges dans le journal L’Evénement, le Salon congédia Manet.

L’Enfant de troupe et le talent précoce d’Eva Gonzalès face à ses maîtres

Les œuvres que la jeune femme (elle n’avait à cette époque que vingt-et-un ans) présentait au Salon reçurent au contraire un accueil favorable, et même si la réception de « L’Enfant de troupe » fut la moins unanime, il bénéficia d’une critique globalement positive. « Peint avec une maestria tout à fait masculine », il dénotait « le tempérament d’un véritable artiste » selon les mots d’Olivier Pichat dans Le Gaulois[2]. Ce tempérament d’artiste fut même considéré en opposition à celui de Manet dans le journal L’Artiste où Karl Bertrand affirmait que c’est Gonzalès « qui devrait donner des leçons à M. Manet [3] ». Pour d’autres critiques néanmoins, « L’Enfant de troupe » témoignait de l’influence du maître et certains, à l’image de Claude Roger-Marx, enjoignirent l’élève à « choisir entre la vertu et le vice[4] ».

Le critique opposait le vice incarné par Manet à la vertu représentée par Charles Chaplin, premier maître de Gonzalès. Gonzalès fit ses premières armes chez cet artiste académique. À cette époque, l’Académie réservait l’enseignement aux hommes. Seuls quelques ateliers privés acceptaient les femmes et exigeaient un montant d’adhésion généralement deux fois plus élevé que pour les hommes.

Comment Eva Gonzalès s’inspire de Manet sans céder à son radicalisme

Gonzalès n’aurait-elle pas dû suivre les conseils de Roger-Marx et ne pas s’élancer plus avant dans la peinture moderne ? « L’Indolence » et « La Plante favorite », tableaux empreints d’académisme seront accueillis au Salon de 1872 tandis que « Les Oseraies (Ferme en Brie) », l’un des premiers qu’elle ait peints en plein air, sera refusé l’année suivante.

Si cette dernière œuvre évoque le style de Manet au point de faire dire à un journaliste du journal Le Temps « Mlle Eva Gonzalès, une élève de M. Manet, a trop écouté les conseils de son maître dans une petite toile […][5] », ce n’était pas encore le cas du tableau « L’Enfant de troupe ».

Bien qu’inspiré de l’œuvre « Le Joueur de fifre » et défendu à ce titre par des amateurs de peinture moderne tels Zacharie Astruc, Philippe Burty ou Jules-Antoine Castagnary, ce tableau ne possède pas la force subversive de son modèle, lequel a choqué par son sujet mais aussi, et surtout, par sa technique.

Les historiens attribuent souvent le pouvoir disrupteur du Joueur de flûte peint par Manet à son sujet. Manet représente un enfant anonyme d’origine probablement populaire à la manière dont Diego Vélasquez peignait l’acteur de la Cour du roi d’Espagne. Cette représentation bouleverse les hiérarchies de la scène artistique.

Analyse symbolique et formelle du Joueur de fifre de Manet

Le « Portrait de Pablo de Valladolid » peint vers 1635 par l’artiste espagnol avait en effet beaucoup marqué Manet. S’inspirant de cette composition originale, mais opérant plus de deux siècles plus tard, il en avait radicalisé les innovations et c’est sans doute cela, plus que le choix du modèle, qui fut source de scandale.

Dans Manet une révolution symbolique, Bourdieu décrit ainsi la spécificité de ce tableau « où l’ombre portée du corps et la signature disposée dans la profondeur de l’espace s’opposent à une exécution tout en aplat[6]. ». Manet emprunte à son prédécesseur un fond uniforme qui ne distingue pas le sol, donnant ainsi l’impression d’un corps flottant devant une surface. Il encadre ce corps avec deux signatures qui le situent entre le premier plan et le fond. Grâce à sa signature, élément extérieur à la représentation et ici dédoublé, il compose un espace pour son personnage. La présence du peintre rend la scène possible.

Foucault ajoute un autre élément à cette perspective étrangement signifiée. Cet élément diffère de l’œuvre de Vélasquez mais fonctionne dans la même dynamique. Il transforme le tableau en un lieu de travail du peintre. Foucault s’intéresse aux trois ombres présentes dans le tableau : celle de la flûte dans la main, celle du bout du pied relevé pour marquer la cadence et celle oblique du fourreau. Il déclare que la lumière est extérieure au tableau et vient de face. Selon lui, cet éclairage frontal, que Manet reprend dans d’autres tableaux et exploite magnifiquement ici, montre au spectateur qu’il fait face à un tableau et non à une scène réelle. [7].

L’Enfant de troupe : Gonzalès entre tradition et modernité

L’œuvre de Gonzalès ne reprend pas ces innovations formelles comme le montrent et la ligne distinguant le sol du mur et la partie droite de son modèle laissée dans l’ombre. Son œuvre en ce sens est peut-être plus proche de celle de Vélasquez que de celle de Manet, et c’est sans doute ce qui explique qu’en dépit du fait qu’elle traite la représentation d’un simple joueur de clairon comme un personnage historique, son enfant de troupe fut acheté par l’État dès la fin du Salon.

À lire aussi :

 

[1] Fernandez, Dominique ; Ferranti, Ferrante, Le Musée d’Émile Zola, Haines et passions, Paris, Stock, p. 73.

[2] Maraszak, Julie, Sociabilités familiales, intellectuelles et artistiques autour d’une femme artiste au XIXe siècle: Éva  Gonzalès (1849-1883), thèse téléchargeable en ligne, p. 293.

[3] Ibidem, p. 293.

[4] Ibidem, p. 294.

[5] Ibidem, p. 296.

[6] Bourdieu, Pierre, Manet, une révolution symbolique, Paris, Points, « Points Essais », p. 766.

[7] Foucault, Michel, La peinture de Manet, Paris, Seuil, « Traces écrites », p. 35