Où gît notre hacker enfoui ?

Où gît notre hacker enfoui ?
Alice Lenay, Dear Hacker, 2021, film, 60 min, LLUM, Don Quichotte Films ©
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Dans le laps de temps qui s’est écoulé entre le début de la pandémie de coronavirus en décembre 2019 et la projection du documentaire d’Alice Lenay Dear Hacker (France, 60 min) au festival Cinéma du Réel de mars 2021, le nombre d’utilisateurs du logiciel de visioconférence Zoom a connu une (absurde) augmentation de 2900%. Cet outil que la plupart d’entre nous ignoraient avant le premier confinement est désormais un élément ordinaire de nos existences. Ce qui est curieux, c’est que le film de Lenay, entièrement tourné par le biais de ce logiciel, et même pré-monté par son algorithme, est l’aboutissement d’un projet de recherche-création que l’artiste-chercheuse a entamé bien avant que le virus ne nous cloître de force au sein du cyberespace. Ce projet sur la rencontre des visages médiés par les écrans a vu le jour avant que la crise sanitaire ne transforme nos corps en pixels et notre présence en un nom inscrit sur une liste plus ou moins longue de « participants ».

Contre toute apparence, Dear Hacker n’est donc pas un film de plus produit sur et durant la crise sanitaire comme Connectés (Romouald Boulanger, 2020), Host (Rob Savage, 2020) ou tant d’autres. Or, l’étonnante coïncidence entre l’actualité et le film de Lenay démontre non seulement la pertinence de l’intuition de l’artiste dans le choix du sujet de sa thèse de doctorat, intitulée Interface-à-face, mais ajoute également une imprévisible couche de complexité et d’historicité à l’expérience de visualisation du film. Dear Hacker devient, peut-être malgré lui, document historique d’une époque caractérisée par une digitalisation accélérée. Il apparaît comme l’archive d’une atomisation sociale consolidée par le virus et la prolifération ininterrompue, parfois agaçante, de ces images de nous-chez-nous seuls, en compagnie numérique.

Le film, qui a obtenu la mention spéciale du Prix Loridan-Ivens/Cnap lors de la compétition française du festival, a trouvé sa genèse dans une expérience personnelle de Lenay : un jour, la diode lumineuse de la webcam de son ordinateur se met à clignoter sans raison. Est-ce juste un bug, un glitch sans signification ? Est-ce une fiction inventée secrètement pour lancer son projet de documentaire expérimental ? Est-ce quelque chose qui lui fait signe, humain ou non-humain, spectre d’un autre monde, ou du nôtre ? Ou bien encore est-ce un réel danger, une entité indéchiffrable qui menace et surveille la réalisatrice ? En réalité, cette défaillance de la machine a représenté pour Lenay une métaphore parfaite de la rencontre avec l’Autre, sujet auquel elle dédiait ses recherches. Elle a incarné la manifestation d’un entre-deux localisé de l’autre côté de l’écran, de l’autre côté de la caméra, considérée d’abord comme moyen de communication plutôt que comme objet d’enregistrement. Quelque chose est là, fragile, qui palpite sans cesse et peut basculer en un clin d’œil de la présence à l’absence, nous laissant les mains et les yeux vides. C’est ainsi que le film déploie l’enquête de cet événement à première vue trivial sous la forme d’une série de spéculations ludiques, de dérives orales, tantôt intimes, tantôt ironiques ou comiques. Or, la réalisatrice – en chercheuse naïve et rêveuse – et sa troupe de collaborateurs et collaboratrices, parmi lesquels nous retrouvons l’artiste Seumboy et les membres du collectif Constallationss, cessent très vite d’essayer de découvrir l’identité ou les intentions du présumé hacker. Leurs dialogues décontractés et affectueux sont autant de tentatives de réponse à une série de questions sur notre relation aux appareils, sur les modes d’existence et de socialité qu’ils permettent : quelle est cette présence de l’Autre dont nous faisons l’expérience à travers nos machines et interfaces numériques ? Comment ces dernières agissent en nous au cœur de nos relations avec les autres ?

Face à de telles interrogations, le film opte pour la seule voie raisonnable : celle de se perdre parmi ses propres méandres, intellectuels et émotionnels, et de tourner autour de ce point aveugle qu’est l’Autre. L’Autre est l’inatteignable, l’incommensurable et l’inconnaissable absolu – mais ce sont aussi les medias, ces boîtes noires que nous employons pour rencontrer cet Autre quelque part, peut-être, avec chance, le temps d’un instant. Tout en essayant de démolir définitivement le fantasme d’une quelconque présence pure, Dear Hacker semble abriter l’idée que nous avons besoin de media, d’intermédiaires, afin d’exister pour les autres, combler notre désir de relation et calmer notre angoisse de communication. Lenay semble nous dire qu’il n’y aurait que de la médiation dans l’être-ensemble, mais que celle-ci nous sauve heureusement d’un douloureux solipsisme.

 

Alice Lenay, Dear Hacker, 2021, film, 60 min, LLUM, Don Quichotte Films ©

 

Formellement, le film est un champ-contre champ constant entre visages à texture pixélisée et voix métalliques qui jamais ne coexisteront à l’écran – entretenant l’impression d’une entrave insolvable dans la communication – et dont les regards, condamnés par le dispositif de la visioconférence, jamais ne se croiseront. Le tournage a été réalisé à distance, sur Zoom, sous le mode « affichage intervenant » qui d’abord identifie puis montre à chaque fois à l’écran la personne qui parle – dans ce va-et-vient rythmique entre deux subjectivités, en prenant la parole, on prend aussi l’image. Ce dispositif fait de Dear Hacker un « film de serveurs », né dans l’espace, virtuel et matériel, existant entre deux ordinateurs, et peuplé de talking heads emportés par une pulsion insatiable d’énonciation, de parole. En l’absence visuelle totale de personnages à l’écoute, c’est l’angoisse de faire message qui est rendue sensible et, avec elle, la distance ontologique qui nous sépare des autres, leur fatale existence hors de nous, que nous désirons sans cesse et avec peine abolir.

Comme nombre d’autres films récents appartenant au sous-genre croissant des documentaires desktop et du cinéma netnographique réalisés grâce à des ordinateurs connectés à internet, la remédiation opérée par le film a pour vocation de projeter ses images sur grand écran. C’est cette expérience collective et concentrée spécifiquement cinématographique qui permet à Dear Hacker de dévoiler des aspects qui demeuraient ignorés, enfouis dans ces images, comme lorsque Alice dit à Robin dans le film : « la texture de ta peau parfois elle se strie, on dirait un tissu, l’image devient du tissage, mais ça ne se passe que sur tes joues ».

Exploration participative et collective du milieu informatique, exercice d’auto-ethnographie performative, anthologie de pourparlers divagants et sidérants, ou tout cela à la fois, la simplicité de moyens de Dear Hacker lui confère une dimension de pratique bricoleuse qui fait avec. Dimension caractéristique du hacking, que Wikipedia définit comme un « bricolage créatif visant à améliorer le fonctionnement d’un système ». En effet, Lenay parvient à nous faire observer ces images auxquelles nous nous sommes tant habituées avec un regard insolite, attentif à leur puissance esthétique et poétique. Le fonctionnement a priori banal de Zoom est ainsi agité par la créativité de l’artiste qui confère aux images familières de visioconférence des valeurs plastiques affectives. Si, comme l’écrivait Loyd Blankenship dans le fameux Manifeste Hacker, le crime du hacker est sa curiosité, Alice, personnage à la source d’interminables questionnements, de douces indiscrétions et de mises à l’épreuve persévérantes, est sans doute le cher hacker du film.

 

Alice Lenay, Dear Hacker, 2021, film, 60 min, LLUM, Don Quichotte Films ©

 

L’entretien à l’origine de cet article est disponible sous la forme d’un podcast sur la plateforme de notre partenaire scientifique