À Venise, La Chambre des Parents

À Venise, La Chambre des Parents
La Chambre des parents, Diego Marcon.
À voir

À l’Arsenal, à Venise, la Biennale de Cecilia Alemani est éminemment politique. Une politique souvent déclamatoire, au point que les visiteurs en oublient parfois que c’est une Biennale d’art qu’ils sont censés visiter. Et puis ce bijou. Un peu caché, ne vous étonnez donc pas si vous ne l’avez pas vu – mais retournez à Venise, ne serait-ce que pour le voir.

Le bijou ? Un moyen-métrage de Diego Marcon, intitulé La Chambre des Parents. Le père est assis sur le lit. Ses bottines de montagnard sont délacées : retour de la forêt ou départ imminent ? La fenêtre est entrouverte. La neige tombe dehors. Parfois un flocon entre dans la chambre. De sous les couvertures émerge une main : quelqu’un dort dans le lit. À moins qu’elle ne soit morte ?

 

La Chambre des parents, Diego Marcon.

 

Un merle se pose sur le rebord de la fenêtre. Il siffle… Il siffle la joie et la beauté. Et l’homme, soudain – mais est-ce un homme vraiment, ou une marionnette ? – l’homme se met lui aussi à chanter. La musique est belle, les voix sont belles, les images sont belles, et quant aux paroles… : « Je dois le dire, j’ai tué mon fils. J’ai tué ma fille aussi. Je dois le dire, je les ai tués tous les trois. Et puis je me suis tué moi aussi. » (extrait).

On croirait lire ce fait divers hebdomadaire, qui rapporte que tel homme qui a tué sa famille s’est suicidé peu après, ce fait divers que nous survolons chaque semaine sans nous y arrêter vraiment…

Mais pourquoi – et que s’est-il donc passé ? On ne le saura pas. Il nous reviendra à nous, spectateurs, d’imaginer le pourquoi. On a tout le temps pour ce faire, car après la musique, le silence, celui de la neige qui tombe, dure. Un silence troublé seulement, vers la fin, par la vrille d’un pic, un léger martèlement qui annonce qu’il va le dévorer, ce vers effrayé par ses piques. Le dévorer comme il se doit. Annoncerait-il le printemps, aussi ?

Parmi toutes les œuvres politiques de la Biennale qui nous disent d’emblée ce pour quoi elles s’engagent – les femmes, black lives matter, la liberté du genre – voici une œuvre ou l’émotion arrive première, une œuvre dans laquelle c’est d’abord le rapport à l’autre qui est montré, sans que l’artiste ne nous donne aucune indication claire, aucune incitation a priori quant à la pensée politique qui sous-tend l’œuvre. Certes, les références au théâtre classique sont évidentes, comme celles au théâtre contemporain, et en particulier à celui de Dimitris Dimitriadis, qui constamment traite de la violence, de la manière dont la famille génère cette violence, de la mort et de la poésie. Il faut revoir le film – revoir ce théâtre de la vie – plusieurs fois pour comprendre que la pensée politique, ici, concerne l’infiltration de celle-ci dans nos sphères les plus privées – notamment quand la politique devient populisme et qu’elle travaille sans relâche à nous instiller le refus de l’autre.

 

La Chambre des parents, Diego Marcon.

 

Désarmés par tant de « justesse », par tant de beauté, par le théâtre qui se joue là, une tragédie – et pourtant ce sont des marionnettes, non ?… – nous ressentons soudain avec la plus grande acuité la violence de la machine politique dans ce qu’elle a de plus sournois : sa manière de nous dicter notre rapport à l’autre. Sa manière de définir ce qu’une famille doit être – ou ne saurait être. Le film de Diego Marcon, en sous-main, nous fait comprendre notre propre rapport à l’autre – en l’occurrence aux protagonistes de La Chambre des Parents – et la manière dont les dictats sociaux corrompent jusqu’aux sphères les plus intimes de nos existences.

L’ambiguïté fondamentale – humain ou simulacre d’humain ? – ne sera pas levée. Mais tous les détails de l’humain sont là, les détails criants du réel : les yeux, les bouches, le bouton qui manque à la manche du garçon, les ongles peints en bleu de la petite fille, leur chant dans lequel les deux enfants s’adressent à « papa », les oreillers et les couvertures du lit et, encore une fois, les lacets délacés. Et le silence. Le silence, de durée équivalente à la musique (de Federico Chiari), ce silence essentiel qui nous conduit à la pensée.