Curieuses merveilles du monde

Curieuses merveilles du monde
Tribunes

Chacun dans leur domaine, Laurent Le Bon et Patrick Mauriès font preuve d’originalité, s’intéressant à ce que l’on range ordinairement parmi les évidences pour en réveiller (et en révéler) la singularité. Il n’est donc pas étonnant qu’il aient fini par se retrouver autour d’un projet commun, dans un lieu qui ne l’est pas : le Fonds Hélène et Édouard Leclerc pour la Culture à Landerneau plutôt que le Grand Palais à Paris. Le Fonds Leclerc s’est imposé, depuis son ouverture en 2012, comme l’un des meilleurs lieux d’exposition de France, autant par l’ampleur et la qualité de ses espaces que par l’exigence de sa programmation. Les expositions Miro, Giacometti, Chagall ou Moore sont dans toutes les mémoires. Après ces grandes monographies, le programme de l’année 2019 suscite… la curiosité ! 

 

Les cabinets de curiosités sont nés à la fin de la Renaissance. Ils expriment l’esprit d’une époque qui a donné en peinture le maniérisme – un courant dont Patrick Mauriès, on l’oublie trop souvent, est l’un des plus fins connaisseurs. Le goût qui s’y révèle est le même que celui qui a présidé à la décoration du Palazzo del Tè par Giulio Romano, à la multiplication des escaliers vertigineux et des vierges au long cou chez Salviati. Le bizarre triomphe du normé, l’outrance et la surabondance de la sage mesure, la déformation du canon, le morbide du joli. En même temps, cette folie apparente s’ordonne à un impérieux désir de science, à l’âge où la culture de l’expérimentation s’impose contre la tradition du magister dixit. Comme le note Patrick Mauriès, « il y a dans la culture de la curiosité une tension entre le savoir et le croire, le désir d’analyse et la fascination pour l’inexplicable ». 

 

L’exposition de Landerneau est composée de quinze espaces carrés de même superficie et d’un espace rectangulaire, chaque espace étant dédié à un collectionneur (Émile Hermès, Antoine de Galbert), un marchand (les frères Kugel), une institution (le Musée de la chasse et de la Nature de Paris, le Muséum d’Histoire naturelle, le Mucem) ou un artiste (Miquel Barcelo, Théo Mercier). Chaque participant a reçu carte blanche pour réinterpréter à sa manière le paradigme moderne du cabinet. Selon la formule de Laurent Le Bon, « l’exposition fonctionne un peu comme un métacabinet de curiosités ». Elle est donc consacrée moins à l’histoire des cabinets (déjà amplement traitée par ailleurs) qu’à leurs résurgences multiples – tant il est vrai que si l’inspiration proprement artistique domine, le goût de la curiosité s’étend à de nombreuses zones limitrophes, comme la décoration d’intérieur, où l’esprit de cabinet consonne parfaitement avec la tendance lourde du néo-baroque. Les amoncellements d’objets suscitent à chaque pas des rapprochements intattendus, qui font comprendre pourquoi la thématique de la Wunderkammer était chère aux Surréalistes. Mais lorsqu’une place se ménage aux cimaises, c’est pour une vanité : la nature curieuse est très morte, si l’on ose dire, et c’est un grand sabbat de squelettes qui vient d’être interrompu par l’ouverture des portes… Les pièces d’anatomie sont d’ailleurs des classiques de la curiosité, avec une hésitation constante entre chair « naturalisée » et cire, puisqu’une seule passion prime chez les collectionneurs celle des extravagances de la nature, et c’est celle des vertiges de l’artifice. 

 

Le cabinet de curiosité pose en somme la question de la limite ténue entre œuvres et objets d’art, production populaire et création savante, « grand art » et « arts mineurs ». La seule hiérarchie recevable, à ce point, est celle que crée le regard – le regard, ou plutôt les regards stratifiés qui s’emparent des objets : celui du collectionneur qui a constitué son cabinet ; ceux des deux commissaires qui les ont choisis ; celui du visiteur qui s’attarde sur cette pièce plutôt que sur cette autre parmi plus d’un millier d’œuvres exposées. On diagnostiquera volontiers une tendance hyper-moderne (post-moderne, diront d’autres) dans ces regards qui papillonnent et qui se posent, entre désir et hasard, de ci de là : n’est-ce pas le mode d’être des images virtuelles, dans leur infinité aussi largement offerte qu’impossible à maîtriser ? Comme sur internet, le principe du cabinet de curiosité est la saturation ; autant dire que l’abondance des sollicitations permet de cacher en montrant, selon une véritable érotique objectale. Dans la profusion du cabinet de curiosité, l’objet individuel se perd sans disparaître : il est permis d’y lire une traduction esthétique très contemporaine de la diversité du monde, et de s’appuyer sur la jouissance de l’œil pour faire de cette diversité une allégresse plutôt qu’une angoisse.