Vivian Maier, le Bitcoin de la photo d’art

Vivian Maier, le Bitcoin de la photo d’art
Image choisie pour l'affiche de l’exposition Vivian Maier au Musée du Luxembourg © Affiche de la Réunion des musées nationaux- Grand Palais, 2021
Tribunes

Vivian Maier (1926-2009) a pris des photos fortes et marquantes. Depuis dix ans, elle devient même une vraie légende américaine à la vie singulière et tragique. Vivian Maier, une grande photographe ? Pourquoi pas, après tout il y a bien des manières de l’être. Une grande artiste ? C’est l’avis du musée du Luxembourg, mais c’est très contestable. En fait, pour tout un écosystème, Vivian Maier est surtout une aubaine, un « matrimoine » sonnant et trébuchant.

Si l’exposition Vivian Maier au musée du Luxembourg compte une grande absente, c’est bien Vivian Maier elle-même… Et ce malgré un parcours explicatif et quelques reliques sous vitrine qui ne cessent de suggérer le contraire. Vivian Maier est inaudible, et pas seulement dans le petit haut-parleur grésillant qui nous laisse entendre sa voix. Si la mort l’a rendue muette, sa vie de photographe et de vidéaste amatrice nous apparaît vierge de toute revendication, on n’y trouve aucun jugement, pas la moindre considération intellectuelle sur son rapport à l’image. Elle n’a rien dit. Et même pis : elle n’a jamais vu la plupart des photos qu’elle a capturées. Et bien sûr, elle n’a connu aucun des splendides tirages qui en sont issus. Rien dit, rien vu.

La brillante Vivian Maier est un fantôme dont l’œuvre est promue, post-mortem, par celui qui a trouvé ses pellicules, un découvreur nommé John Maloof. Dans ce cas, Maier peut-elle être une artiste ? Cette question s’inscrit dans un débat presque centenaire. Il faut revenir au moment de la disparition d’Eugène Atget (1857-1927), qui s’est peu exprimé sur sa pratique photographique et qui est mort sans avoir jamais revendiqué le statut d’artiste. L’étiquette lui est pourtant régulièrement accolée.

Atget : un précédent ?

Eugène Atget n’a peut-être pas discouru sur l’art ni pratiqué la photo en tant qu’un des beaux-arts, mais d’autres l’ont fait après lui, en puisant techniques et inspiration dans le langage graphique atgetien et dans sa démarche. Il est ainsi devenu un « père des artistes » et c’est dans cette seule mesure qu’il est entré dans le monde de l’art, juste après sa mort, grâce à la découverte de son œuvre par Berenice Abbott. L’idée qu’Atget soit un artiste parce que des artistes l’ont adoubé ne convainc cependant pas tout le monde. Elle est notamment combattue par l’historienne de l’art Rosalind Krauss, qui s’interroge sur la légitimation d’une œuvre à laquelle il manquerait une certaine forme de cohérence. Or cette notion, associée à l’opiniâtreté, conditionnerait la nature artistique de la démarche. 

Le point commun entre Atget et Maier, c’est précisément que toute cohérence perçue dans leur œuvre est le résultat d’une sélection de clichés réalisée, post-mortem, par des intervenants intéressés de diverses manières. À y regarder de plus près, le cas du Français prête davantage à débat : de son vivant Atget était un professionnel en lien avec les milieux artistiques. En outre, son œuvre est constituée de tirages originaux réalisés et vendus par lui-même, puis mis en avant par des artistes. Tandis que Vivian Maier, bien qu’initiée dans son enfance par la photographe Jeanne Bertrand, est restée une amatrice. Même la découverte, la mise en forme et la promotion de son œuvre dépendent des démarches de Maloof, un amateur. Malgré cela, certaines institutions semblent quand même vouloir l’inscrire dans l’histoire des faiseurs d’art.

Une légende de l’art, à tout prix

Il est possible que Maier ait été une disciple de Lisette Model ou qu’elle ait imité Helen Levitt et Robert Frank, voire un peu précédé la génération des Shore, Winogrand et Eggleston. Deviendra-t-elle une sorte de figure bizarre et un peu fantomatique associée à ces grands noms ? C’est envisageable, parce que ses photos intriguent et retiennent l’attention, et parce que sa biographie de « nounou habitée par sa création » nous suggère de projeter sur elle une image d’artiste contrariée. En tout cas, la grande exposition du Luxembourg (la première que le musée consacre à l’art photographique) est orientée vers ce but : en faire une grande artiste. Le programme est annoncé dès le premier texte explicatif qui la compare à Frank, Arbus, Doisneau et Cartier-Bresson.

Si l’on reconnaît Vivian Maier comme une artiste, alors de nombreux photographes amateurs, compétents pour la prise de vue et nantis d’une bonne culture graphique, deviennent des artistes de facto. Un point de vue peu intellectualisant qui devrait laisser les professionnels de l’art assez froids. Disons plutôt que Vivian Maier, surdouée de la pratique photographique amateur, entre dans le domaine de l’outsider art, l’art des autodidactes inspirés et expérimentés, ou du folk art. Rien de tout cela n’est infamant. Pourquoi, alors, en faire à tout prix une artiste ? Parce que c’est le meilleur moyen d’en faire une star et que cela rapporte gros.

Une franchise commerciale nommée Vivian Maier

La chance de John Maloof, c’est de pouvoir transformer une femme morte en artiste vivante : en effet, il faut du temps pour défricher et trier l’œuvre souterraine de Maier, et ses inédits pourront se distiller au même rythme que ceux d’une artiste en exercice. En fait, c’est Maloof qui endosse une sorte de carrière artistique, non par procuration, mais plutôt sous un système de franchise commerciale créée par lui-même en lien avec des galeries et institutions diverses, une franchise fondée sur le nom et le travail d’une cadreuse décédée. C’est bien Maloof qui réalise une bonne part du travail de l’artiste, à savoir la sélection et la supervision des tirages qu’il tamponne « Vivian Maier » et qu’il signe en tant qu’ayant-droit. Et comme il a développé lui-même la plupart des pellicules, Maloof tamponne et signe des photos que Vivian Maier n’a jamais connues.

Si une valeur artistique est accordée aux prises de vue de Vivian Maier, alors ses centaines de pellicules non-développées constituent une mine. N’importe quelle image peut faire œuvre d’art et rapporter des milliers de dollars si Maloof et ses partenaires le décident. Ainsi, les pellicules de Maier renferment une ressource infiniment lucrative, elles sont le Bitcoin de la photo artistique. Ce Bitcoin, à manier avec précaution pour ne pas le dévaluer, porte un nom, une marque que le musée du Luxembourg contribue à développer et exploiter : Vivian Maier.

Construction et exploitation d’une artiste 

Au-delà des ficelles commerciales et des débats sur la légitimité de l’artiste, les amateurs de bonnes et belles photos peuvent sincèrement se réjouir de l’exposition Vivian Maier. Les clichés pris dans la rue, sans être révolutionnaires, témoignent d’une audace dans l’approche du sujet et d’une excellente captation de la lumière. Ainsi, les images sont aussi vibrantes que passionnantes, sociologiquement assez nourrissantes. Mentionnons aussi un ensemble d’autoportraits plutôt touchants. 

Il y a beaucoup à apprécier dans les travaux de l’artiste Maier et c’est bien ce qui lui donne une valeur immense. Le seul hic, c’est qu’il faille employer travaux avec distance et artiste avec prudence. Or, non seulement l’exposition Vivian Maier au Luxembourg ne le fait pas, mais elle attribue un vrai-faux parcours artistique à une amatrice qui n’en demandait pas tant, le tout noyé dans quelques considérations assez convenues sur la capture du quotidien. Si Maloof construit l’œuvre de Maier, le Luxembourg construit l’artiste. Avec intéressement dans les deux cas.

En fin d’exposition se dévoilent les leitmotivs : l’opération « bénéficie du soutien de Women In Motion, un programme de Kering pour mettre en lumière les femmes dans les arts et la culture », Kering étant la holding de luxe de la famille Pinault. Puis vient la boutique, un merchandising agressif à base de totebag, sweat-shirts, catalogues, stylos… Maier, qui possède déjà « sa » rue à Paris, fabrique décidément du consensus politique et commercial, ce qui peut paraître ironique étant donnés les soupçons de violences infantiles qui planent sur elle dans le film de John Maloof, Finding Vivian Maier (2013). Mais surtout, la richesse quasi-obscène créée à partir de ses pellicules laisse comme un goût amer lorsqu’on pense à cette femme volontairement secrète, morte dans la solitude et le dénuement il y a seulement douze ans, sans laisser ni testament ni héritier.  

 

Image d’ouverture : Chicago, sans date © Estate of Vivian Maier, Courtesy of Maloof Collection and Howard Greenberg Gallery, NY.