La contre-culture soviétique à Paris : Éduard Limonov et Nataliya Medvedeva

La contre-culture soviétique à Paris : Éduard Limonov et Nataliya Medvedeva
Tribunes

co-écrit avec Oleg Khrystenko

 

« Ceux qui cherchent à devenir vraiment libres et indépendants sont toujours des gens compliqués».               

Natalya Medvedeva

 

Pendant plusieurs décennies, le rideau de fer a non seulement divisé politiquement l’Est et l’Ouest de l’Europe, mais il a plus encore séparé leurs cultures. Limonov et Medvedeva pouvaient être perçus à l’Ouest comme deux des nombreux écrivains de la contre-culture, d’un autre côté ils étaient radicalement singuliers et nouveaux pour l’URSS. Ils ne sont pas arrivés à point nommé, même dans les années 90, où la culture russe était devenue infructueuse. Et avant cela, pour d’autres raisons, ils ne pouvaient accepter ni les États-Unis ni la France.

Medvedeva et Limonov se sont rencontrés à Los Angeles, où ils se sont installés non pas parce qu’ils n’aimaient pas l’URSS, ni par opposition au totalitarisme, ni par dissidentisme (que Limonov méprisait beaucoup), mais pour des motifs plus prosaïques : elle cherchait à mener la grande vie,  tandis que Limonov avait été expulsé par le KGB en tant qu’élément gênant pour la société soviétique. L’époque où Limonov pouvait être abattu était révolue. Malgré leur origine soviétique, ils étaient unis par leur incapacité à adhérer aux codes culturels . L’extravagante et belle Natasha et le rebelle et narcissique Éduard ont vécu ensemble un grand amour. Medvedeva était un ancien mannequin mais elle apprit à écrire aux côtés de Limonov. À écrire de manière franche et tranchante, aussi bien ses livres que ses chansons. Quelquefois Limonov réussissait à apprivoiser son indocile fiancée, mais jamais pour longtemps. Lui-même n’était pas non plus le prototype bourgeois du bon mari… Medvedeva connut la richesse, ce qui était absolument exceptionnel pour une Soviétique, avant de rapidement retomber dans la pauvreté, tout comme Limonov.

Après Los Angeles, ils déménagèrent à Paris dans l’espoir d’y rencontrer la fortune . Aux États-Unis, Limonov n’était pas un éminent écrivain, mais en France il obtint un grand succès. Toutefois, il n’avait pas assez d’argent pour vivre normalement. À Paris, il loua un petit appartement chauffé par une cheminée, mangeait des légumes avariés et utilisait comme bois de chauffage des caisses en bois provenant des décharges. Pendant ce temps, Natasha se produisait dans des cabarets et des restaurants russes luxueux. De riches patrons se présentaient à elle, la complimentaient et même l’invitaient à des rendez-vous. Si Limonov se souvient de ce moment  comme d’une période heureuse, les trahisons de Nataliya  occasionnaient des querelles permanentes. Quant à l’alcool, il n’arrangeait rien. Comme dans un roman russe , Nataliya fut retrouvée un soir inconsciente, avec de graves blessures, sans doute causées par un de ses anciens amants.

Limonov écrivait  fréquemment dans le journal officiel du Parti communiste français. Une collaboration qui s’arrêta le jour où L’Humanité refusa de publier un de ses articles (critique, cela va sans dire) intitulé « Le masochisme comme politique officielle de l’URSS sous le gouvernement de Gorbatchev ». Les communistes français entendaient préserver leurs bonnes relations avec le Kremlin ! Déçu par le Parti communiste français, Limonov commença à écrire pour des magazines proches du Front National. Ces revirements l’amenèrent à ensuite mélanger des idées de droite et de gauche au sein du Parti national-bolchevique qu’il créa en Russie. Un parti qui n’était pas seulement un projet politique mais aussi un projet esthétique.

Limonov jugeait que la culture russe était très religieuse, peu fiable  et grandement influencée par Berdiaev, tandis que la culture française lui semblait toujours claire et rationnelle, et cela depuis Descartes. La France lui rendit bien son admiration  en le considérant comme un intellectuel. Cela n’empêcha pas l’agitateur russe de prophétiser dans un ses livres, Sanatorium disciplinaire, que l’Occident était voué à la récession. L’Occident lui paraissait marqué par la violence des rapports sociaux et l’exploitation de classe, et par là promis à un avenir incertain. Il ne croyait pas au mythe des vertus des valeurs européennes. Il essaya néanmoins d’obtenir la citoyenneté française. Lorsque le contre-espionnage français tenta d’interférer dans l’obtention de sa citoyenneté, des personnalités éminentes lui apportèrent leur soutien : des députés communistes, le philosophe Derrida, les surréalistes Soupault et Mandiargues, ainsi que Françoise Sagan.

En France, Limonov et Medvedeva menèrent une vie orageuse : ils se séparaient pour se remettre ensemble, puis cela recommençait. Si leur relation n’était pas simple, ces années qu’ils passèrent ensemble ont été les meilleures. Limonov et Medvedeva ont décrit leur relation chacun dans un livre : Apprivoiser le tigre à Paris de Limonov et Mon combat  de Medvedeva. Limonov est aujourd’hui l’un des rares écrivains russes contemporains à jouir d’une certaine notoriété en France. Quant à Medvedeva, qui n’est pas réellement sortie de son ombre, elle se jugeait elle-même méconnue et vouée à l’underground.

Ces années que les turbulents amoureux ont passées à Paris apparaissent aujourd’hui comme une page lumineuse de la littérature russe, alors même qu’elle était très terne .

(Traduction Guillaume de Sardes)