Le texte exposé (1/2) : Entre individualité et collectif

Le texte exposé (1/2) : Entre individualité et collectif
Tribunes

Souvent considéré comme du vandalisme, le graffiti est une pratique dont les origines remontent à l’antiquité. Son anonymat, relativisé par l’utilisation fréquente de pseudonymes, a toujours permis toutes les audaces, toutes les irrévérences mais aussi toutes les révélations. Fondamentalement populaire, le graffiti apparait dans des contextes de pressions politiques ou sociales au sein desquelles les individus les moins favorisés, ceux n’ayant pas accès aux moyens d’expression et de diffusion comme le livre ou la prise de parole en public, s’emparent de la rue pour la transformer en bibliothèque, en journal ou en musée. C’est également le moyen le plus sûr pour écrire tout haut ce que la société trouve trop dangereux à dire publiquement.

Les graffitis anonymes dénonçant les oppressions du pouvoir, puis les affichages révolutionnaires, sont autant de revendications et prises de parole individuelles ou collectives. Depuis l’époque des cités antiques, les murs des villes ont connu de nombreuses formes de détournement, dont celle de support d’exposition de textes et d’images. Au début du XXe siècle, les artistes des avant-gardes se sont naturellement emparé.e.s de ces outils remettant en cause l’ordre bourgeois et brisant les limites admises entre l’art et le quotidien, l’individuel et le social.

La modernité européenne s’est construite à coup de manifestes et de lancements de revues qui ont permis le rassemblement de disciplines autour de grands principes et d’engagements communs. L’artiste moderne s’est exprimé par les mots, au même titre que par le collage, la peinture, la mise en scène, le costume, l’objet,… Cependant, en parallèle de ces pratiques plastiques, l’écriture a toujours gardé un rôle central : c’est le médium qui non seulement les a rassemblées, mais a également «parlé» pour tous les autres. C’est par l’écrit que les avant-gardes modernistes se sont engagées, ont annoncé des révolutions, asséné des ruptures définitives. Les autres formes artistiques se devaient de suivre ces écrits, de leur donner corps, de les mettre en mouvement.

Dans le manifeste Dada, écrit le 14 juillet 1916, Hugo Ball donne au mot une place centrale. Il écrit : “Je ne veux pas de mots inventés par quelqu’un d’autre. Tous les mots ont été inventés par les autres. Je revendique mes propres bêtises, mon propre rythme et des voyelles et des consonnes qui vont avec, qui y correspondent, qui soient les miens.” Le mot Dada sert alors d’outil d’émancipation du langage lui-même, à la fois formule magique exauçant tous les voeux et talisman autorisant les voyages vers une folie libératrice.

Dada est également le “mot international” qui brise toutes les limites, en replaçant l’artiste dans le rôle de fauteur de trouble, agent du retournement et de la prise de conscience par le poétique :  “(…) et vous, très vénérés poètes, vous qui avez toujours fait de la poésie avec des mots, mais qui n’en faites jamais du mot lui-même, vous qui tournez autour d’un simple point en poétisant. Guerre mondiale Dada et pas de fin, révolution Dada et pas de commencement. Dada, amis et soi-disant poètes, très estimés fabricateurs et évangélistes Dada Tzara, Dada Huelsenbeck, Dada m’Dada, Dada m’Dada, Dada mhm, Dada dera Dada, Dada Hue, Dada Tza.” A la fois mot, onomatopée, interjection et pur non-sens, Dada est avant tout un mot qui s’expose à travers les peintures, les poésies et les dessins de ce mouvement rebelle de la première guerre mondiale.

Les mots se sont invités dans les images, à travers le collage dadaïste, puis à leur suite, dans les autres collages de la modernité. Dada sera le premier mouvement à utiliser les images et les textes des journaux quotidiens. Matière première accessible, urbaine, éphémère, omniprésente et méprisée, le papier journal a permis aux artistes dadaïstes de prouver que l’art pouvait être une pratique non-autoritaire : tout pouvait être art et chacun pouvait être artiste. Cette irrévérence quand à une vision académique de l’art va se traduire dans une déconstruction systématique du sens qui passera par les lettres, les mots, la poésie. C’est cette remise en question contestataire du langage et du sens qui va nourrir tous les mouvements artistiques du XXe siècle, du Surréalisme au Lettrisme, et du Situationnisme à l’art conceptuel.

De format plus léger et bien plus facile à produire qu’une revue, le tract sans illustration a été un des moyens de diffusion écrite prisés des artistes. Généralement de petits formats, sur une simple feuille ou reliés en plusieurs feuillets, ils sont voués à être distribués dans la rue, à proximité d’un évènement ou d’un espace d’exposition (contesté ou soutenu). Le tract peut être signé par une personne, être anonyme ou porté par un collectif, selon les situations et les intentions, à un moment donné, dans un contexte donné, souvent éphémère. Généralement non-illustré, contrairement à l’affiche, le tract permet une expression immédiate avec la foule de la rue, et aux artistes d’être lus au-delà du public limité des lieux dédiés à l’art. Les peintres et poètes Dada, les Surréalistes, et bien plus tard la Art Workers Coalition (années 1970), mais aussi les Guerrila Girls (dans les années 1980), nombreux sont les artistes qui ont utilisé ce procédé issu des médias de masse et du quotidien de la ville. Cette stratégie s’est par ailleurs perpétuée jusqu’à aujourd’hui, en permettant à l’art de fusionner avec la vie quotidienne, pour mieux en déconstruire les structures de pouvoir et de coercition.

Le mouvement Dada avait pour pratique centrale le détournement du sens, la déconstruction des structures arbitraires du langage et la libération des mots comme force de transformation du monde. Leur but était de produire des changements profonds dans l’art et la littérature, mais également dans la société dans sa totalité. Les artistes dadaïstes avaient compris l’effrayante efficacité de la propagande qui avait réussi à justifier le conflit armé et à déclencher des élans bellicistes dans la population européenne. Quand à la censure, omniprésente en ces temps de guerre, elle empêchait toute contestation frontale. Pour Tristan Tzara, Dada était un “état d’esprit”, et pas un style. Par la suite, le Surréalisme, en posant dès le départ des thématiques et des directives claires, se situera à l’opposé. Dada était un “microbe vierge” (conférence de Tzara sur Dada en 1922) qui devait contaminer tous les arts, mais aussi tous les êtres qui s’en approcheraient et finalement la société toute entière. Détourner les mots, briser l’arbitraire de tout signe, était pour eux le seul moyen poétique et artistique suffisament puissant pour faire changer les choses en profondeur et redonner à l’art un juste rôle dans un monde perdu dans le chaos. Cette idée que l’art se devait d’avoir un pouvoir de transformation de la société est l’héritage direct et profond de Dada sur tous les artistes du XXe siècle et au-delà.

A Paris, les membres du groupe “littérature” fondé par André Breton se séparent de Tristan Tzara pour fonder le Surréalisme. Les critiques radicales d’André Breton portaient sur l’anarchie des dadaïstes, la contestation pure, la création désorganisée. En 1924, en quête d’un renouveau artistique, il décide de lancer un mouvement hiérarchisé aux directives et définitions clairement établies. Il publie le premier manifeste du Surréalisme dans la préface de son ouvrage “Poisson soluble” : “(…) Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d’associations négligées jusqu’à lui, à la toute-puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée. Il tend à ruiner définitivement tous les autres mécanismes psychiques et à se substituer à eux dans la résolution des principaux problèmes de la vie. Ont fait acte de SURRÉALISME ABSOLU MM. Aragon, Baron, Boiffard, Breton, Carrive, Crevel, Delteil, Desnos, Eluard, Gérard, Limbour, Malkine, Morise, Naville, Noll, Péret, Picon, Soupault, Vitrac.” Cette liste d’artistes montre que ce mouvement était avant tout littéraire, bien qu’André Breton concède aux artistes plasticiens le droit d’explorer le nouveau territoire artistique qu’il vient de définir. Dans l’essentiel des oeuvres plastiques surréalistes, les images seront par ailleurs des illustrations plus ou moins explicites de jeux de mots ou d’associations aléatoires d’éléments, comme avec l’écriture automatique, le procédé littéraire surréaliste par essence. Des tracts, télégrammes, publications, revues et manifestes permettront aux mots du Surréalisme de se diffuser dans la communauté artistique et de faire régulièrement scandale dans la société de l’entre-deux guerres.

Le dialogue entre l’écrit et l’image, ou plutôt la manière dont le texte peut se faire image, est un des grands champs d’exploration plastique du modernisme puis de l’art contemporain. L’Internationale lettriste puis l’Internationale Situationniste, aux origines poétiques, pratiqueront extensivement le détournement d’images et/ou de textes par montage et collages, mais aussi par la publication de tracts et d’ouvrages où le texte aura toujours un rôle central. Isodore Issou, Guy Debord et Serge Berna, entre autres, emploieront les rencontres entre texte et images issus des médias de masse comme autant d’errances et de dépassements de l’art, à l’image de leur mode de vie chaotique en quête d’ivresse et de critique de la vite sociale des années 1950 et 1960.

Dans les années 1960-1970, l’art conceptuel est le mouvement contemporain qui donnera au texte une dimension plastique radicalement nouvelle. Avec les artistes conceptuels, les objets et les images seront remplacés par des instructions, définitions et descriptions écrites, que ces dernières soient présentes ou absentes de l’espace d’exposition. De producteur de formes, l’artiste se fait producteur d’idées, permettant à la pratique artistique de se concentrer exclusivement sur sa dimension la plus abstraite – celle que Dada avait réussi à révéler.

Le texte de l’art conceptuel est souvent une matrice, qu’elle soit celle des instructions décidant des conditions d’existence des oeuvres, ou de définitions sur lesquelles l’artiste cherche à travailler. Les mots s’exposent en lieu et place d’oeuvres traditionnellement dédiées à l’oeil ou à la main, excluant toute notion de plaisir esthétique et sensoriel. Un autre plaisir, intellectuel, référentiel ou critique, prend sa place et suggère une profonde indétermination de la forme : l’artiste pose des bases, des cadres, des intentions, mais n’impose plus de matières ou de formes strictes à un monde considéré comme mouvant, instable, infiniment subjectif. Le texte, malgré son apparente aridité, est un espace d’ouverture et d’interprétation libres.

Cette omniprésence du texte s’est confirmée jusqu’aux années 1990, avec la pratique artistique basée sur des archives. L’artiste est devenu celui ou celle qui collecte les informations et les données d’un monde fragmenté qui cherche à perdre nos mémoires. L’art permet de faire des liens entre des notions ou évènements qui, perçus isolément, perdraient leur signification ou leur poids. L’artiste effectue alors un travail social et théorique que la société de consommation ne permet plus de faire individuellement, ou dont les structures de pouvoir brouille les capacités de transformation. Depuis les années 1990, la figure de l’artiste n’est plus systématiquement celle d’un être isolé du monde, partant en quête d’un avenir utopiste, mais celle d’une capacité d’action et de lecture, individuelle ou collective, qui lit, analyse et restitue de nouvelles connections entre les fractures du présent.

Aujourd’hui, un collectif comme Exposer Publier utilise le texte dans une pratique de publication comme témoin de rencontres, d’évènements, de résidences et de collaborations artistiques. Avec un travail sur l’écriture, la typographie et la publication, ce collectif parisien travaille actuellement sur différents formats de textes, illustrés ou non, pensés comme autant d’espaces de rencontres entre artistes, mais aussi entre artistes, public et institutions. Pour chaque projet, une approche unique est proposée pour produire un ou plusieurs objets publiés permettant de rendre compte d’une rencontre éphémère et de lui donner une place dans la mémoire contemporaine. Dans la continuité d’un héritage théorique et pratique laissés par d’autres groupes d’artistes à travers l’histoire, des collectifs contemporains comme Exposer Publier privilégient le texte comme un des médias artistiques se situant, entre rituel et commerce, archives et pédagogie, au croisement de différentes disciplines artistiques, toujours profondément inscrites dans la vie sociale.

Dans un présent de survalorisation de l’image et de ses multiples dérives politiques et identitaires, le texte s’expose à la fois comme point d’équilibre, archivage, mémoire, ou espace de rencontre et de réflexion critique. Il oppose une ouverture et une analyse possible du sens à la quasi-monosémie et à l’autorité des images. Dans cette perspective, il semble rester le médium privilégié d’approches artistiques collectives critiquant directement la figure de l’artiste cherchant à imposer une vision hégémonique ou égotique du monde. De l’écrit théorique d’artiste au témoin d’actions et de rencontres, le texte exposé permet toujours à l’art de garder et de diffuser, sans limites de temps et d’espace, toute son agentivité et son pouvoir de transformation.

L’auteure tient à remercier Caroline Sebilleau du collectif Exposer Publier pour avoir pris le temps de répondre à ses nombreuses questions.