Sculpture et photographie, cinéma et peinture : le voyage entre les disciplines est-il définitivement autorisé ?

Sculpture et photographie, cinéma et peinture : le voyage entre les disciplines est-il définitivement autorisé ?
"Le Corps infiniment" par Henri Foucault.
Tribunes

Le printemps est favorable… aux artistes également. À la Galerie Thierry Bigaignon (Passage de Retz, 9 rue Charlot), Henri Foucault a ouvert jeudi 4 avril une exposition de pièces récentes, révèlant décidément une œuvre très singulière sur la scène française. Foucault interroge la sculpture depuis l’emploi du matériau photographique. C’est Brancusi qui inaugura sans doute au XXe siècle la dépendance de ces deux actes : sculpter et photographier.

La saisie photographique emprunte peu aux mains, si ce n’est la manipulation du développement et du tirage (pour la pratique photographique analogique). Avec Foucault, des corps s’allongent sur de longues feuilles de papier photographique encore vierges. À partir des traces d’ombre et de lumière qui résultent de la frappe lumineuse (ce sont des photogrammes), Foucault s’attache à reconstruire le modelé, le volume. À l’opposé de l’acte de sculpter par excellence, c’est-à-dire retrancher, Foucault ajoute des cristaux (collés) et des épingles (enfoncées) qui constellent l’étendue entière du cliché, respectant les contours des corps mais restituant avec humour le piqué épidermique…. Ce qui brille, scintille ou miroite, offre des volumes corporels changeants, pièges à lumière, planéités contrariées par les variations cristallines, les frissons de la brillance, autant de palpitations de la chair retrouvée grâce à la lumière.

Henri Foucault.

 

Depuis une quinzaine d’années, Henri Foucault recourt à une iconographie contemporaine, dont celle des mouvements propres aux défilés et à la photographie de mode – déhanchements, étirements, sauts saisis dans leur élan, excès de tous ordres – et il retrouve de manière inattendue des motifs symbolistes minorés au XXe siècle : chevelure et corps sans pesanteur, motifs et virtuosité dans le traitement des matières moirées et soyeuses des parures féminines mises en scène par les peintres « mondains ». En utilisant des matériaux prisés par la (haute) couture (cristaux Swarovski, épingles argentées), Henri Foucault instaure un dialogue entre art et mode parfois ironique et critique, dialogue significatif des temps de crise. L’obsession du luxe n’est-elle pas une caractéristique de ces quinze premières années du XXIe siècle ?

Henri Foucault, « Le Corps infiniment ».

 

Objet sculptural, le corps n’est jamais fixe dans les images photographiques et sculptées de Foucault. Il est dédoublé, fragmenté, au bord de l’effacement, réduit à son contour ou à une éclaboussure de lumière, ornée par l’éclat des épingles qui la réverbèrent infiniment. Henri Foucault a trouvé dans le corps la matière idéale – sans pourtant modeler cette dernière au sens propre – pour maintenir les formes dans un suspens vibratoire qui les fait osciller entre aplanissement et relief. Une « disparition vibratoire » (Mallarmé).

À Paris, la Cinémathèque française présente une exposition qui dévoile l’influence de Picasso sur Fellini. Certains ont exprimé de la lassitude à l’égard de l’avalanche des expositions consacrées à Picasso ces deux dernières années. Celle de la Cinémathèque témoigne d’une incontestable originalité, même si sa légitimité ne relève que de l’analogie iconographique sans réciprocité.

L’obsession de Fellini pour Picasso est aisément vérifiable dans son désormais fameux Livre de mes rêves (Flammarion, 2010) et lors de certains entretiens. L’exposition a connu une première version au Musée Picasso de Malaga qui présentait de manière un peu « mécanique » les emprunts graphiques grotesques de l’italien à la démesure métamorphique de l’espagnol. Exceptés ces exercices d’admiration du réalisateur de La Strada et d’Armacord, peu d’exemples justifient l’initiative de tels rapprochements. Mais nous savons bien que depuis l’adage de Pierre Reverdy (1914, Nord-Sud), la justesse de certains rapprochements d’images est à la mesure de leur éloignement. Audrey Norcia et le commissaire des expositions de la Cinémathèque française, Mathieu Orléan, ont réussi une exposition en cinéma plus assumée.

Exposition « Quand Fellini rêvait de Picasso ».

 

Une part de l’inspiration fellinienne, même si celle-ci n’est pas présente jusqu’au terme de chacun des films, puise indéniablement dans l’ampleur imaginative d’un peintre doté du génie de la déformation corporelle. La version parisienne de l’exposition me paraît donner (si ma mémoire ne me fait pas défaut) une plus grande importance à la commune fascination des deux artistes pour l’antiquité. C’est sans doute pour cela que les deux imaginations du passé se rencontrent de manière frappante. En effet, nous ne pouvions constater jusqu’alors que la « ligne claire » de Picasso, à l’œuvre dans ces scènes de séduction érotique reprises aux dos de miroirs antiques, s’accordait autant aux traits de beauté pure et diaphane des jeunes acteurs incarnant les héros de Satyricon. Enfin, l’exposition est très bien rythmée par une scénographie scandant les entrées thématiques par de subtiles variations lumineuses.

Les deux artistes furent profondément fascinés par le cirque et ne craignaient pas de jouer eux-mêmes aux clowns. Ce dernier rapprochement est sans doute facile mais n’était pas encore illustré à ce jour. Si les photographies dévoilant le tournage des films sont souvent décevantes dans les expositions de cinéma (voir celles de Kubrick), cette exposition donne en revanche l’opportunité de contempler l’exceptionnelle gestualité du metteur en scène italien.

Federico Fellini.

 

Quand Fellini rêvait de Picasso est en outre une date dans l’histoire de la Cinémathèque française, tant les œuvres plastiques réunies sont exceptionnelles en qualité et en nombre. Langlois ne craignit pas d’emprunter des tableaux de Fernand Léger, Gino Severini, Marcel Duchamp, lors de son installation en 1963 au Palais de Chaillot, à quelques centaines de mètres du Musée d’Art Moderne. L’exposition Renoir, réunissant Auguste et Jean, ouvrit il y a une quinzaine d’années l’actuelle installation de la Cinémathèque française rue de Bercy. Les expositions consacrées récemment à Antonioni et Henri Langlois autorisèrent l’emprunt d’œuvres de Rothko, Picabia, Matisse, entre autres maîtres du XXe siècle. Il semble pourtant que le public ne puisse supposer encore véritablement que l’institution qui incarne par excellence le patrimoine cinématographique puisse comparer ce dernier à de véritables œuvres des maîtres de l’art moderne, dont son héraut, Picasso. Oui, la Cinémathèque française présente des œuvres originales majeures de Picasso (conservées à Malaga) en écho et en dialogue avec les films de Federico Fellini ! Quand viendra le jour où le grand public ne doutera plus des vertus de la pluridisciplinarité, et ne supposera pas que des œuvres de Picasso ne sont pas reproduites lorsqu’il s’agit de les mesurer aux œuvres de cinéma, ces objets en pellicule ou numériques dont on dit qu’ils sont des copies ?