Les « pratiques mesurées » au secours de la critique

Les « pratiques mesurées » au secours de la critique
Agathe Simon, conférence-performance à l'Université d'Aix-Marseille (2017) http://www.agathesimon.com/
Tribunes

La critique, selon l’expression de Carole Talon Hugon, est « un jugement porté par un individu autorisé sur des œuvres dont il est contemporain ». Sans revenir sur ce statut discutable d’individu « autorisé » il est légitime, au vu de la défiance dont fait l’objet la critique aujourd’hui, de s’interroger sur ce métier. La critique serait-elle, comme certains l’affirment, incapable de formuler un « jugement » sur les œuvres contemporaines ou est-elle, au contraire, en train de se renouveler face aux pratiques actuelles ?

On a pu reprocher à la critique son silence mais celui-ci peut être compris en revenant au contexte des années soixante. En effet, durant ces années, les artistes ont opéré une « dé-définition » de l’art pour reprendre le titre d’un des livres du théoricien et critique d’art américain Harold Rosenberg, livre dans lequel il écrivait : « nul ne peut dire avec certitude ce qu’est une œuvre d’art — ou plus important, ce que n’est pas une œuvre d’art ». Alors que l’art moderne s’inscrivait dans la continuité des avant-gardes formalistes du XIXe siècle, (l’impressionnisme, le cubisme, le pointillisme, etc.) qui luttaient contre l’académisme en modifiant à la fois les sujets et les manières de les représenter, l’art contemporain s’est inscrit dans la lignée de Marcel Duchamp. Or l’œuvre de Duchamp avait pour spécificité d’être une œuvre « à propos de l’art », à propos de ce qu’est l’art et de ce que sont ses limites. Les ready-mades de Duchamp ont ainsi opéré une hybridation entre l’art et ce qui, jusqu’alors, n’était pas considéré comme appartenant au champ de l’art. Il y a eu un phénomène d’« artification » selon l’expression de Roberta Shapiro, c’est-à-dire un « processus de transformation du non-art en art ». Ce phénomène d’« artification » a produit en retour ce que Théodore Adorno a appelé, dans un article paru en 1953 dans la revue Merkur, une « désartification », c’est-à-dire une perte du caractère artistique des œuvres. Les critères de beauté, de talent ou de travail n’avaient plus de sens pour juger des œuvres dont le but était précisément de remettre en cause leur nécessité dans le champ de l’art. En faisant constamment reculer les frontières de ce qu’est une œuvre, les artistes ont proposé aux spectateurs des expériences nouvelles qu’il était impossible d’évaluer avec les critères anciens fondés sur la sensibilité. Les notions de jugement de goût, de contemplation désintéressée, de plaisir esthétique ou d’imagination étaient devenues inopérantes pour juger de la qualité de l’art parce qu’en se « dé-définissant », l’art s’était aussi « des-esthétisé » (pour reprendre un autre terme de Rosenberg).

On a également accusé la critique de « bavarder » en promouvant l’ensemble des biens culturels sans opérer de hiérarchie et sans être capable d’énoncer les critères à l’origine de cette promotion. Ce « bavardage » de la critique peut lui s’expliquer par l’évolution du contexte de production des œuvres. Dès 1970, le même Adorno pointait, dans son livre intitulé Théorie esthétique, un phénomène d’industrialisation de la culture et montrait que l’essor de la production organisée de biens culturels à des fins commerciales entraînait une standardisation des produits de l’art. Ce phénomène de standardisation a mis en cause le sens même de la transgression dans la mesure où, comme l’affirmait la sociologue Nathalie Heinich en 1998 dans Le triple jeu de l’art contemporain, les œuvres conçues pour mettre à l’épreuve les frontières définitionnelles de l’art se sont vues systématiquement intégrées par les acteurs du marché de l’art. Les propositions dé-définitionnelles se sont ainsi transformées en « sortes de jeux obligés, des modes destinées à séduire momentanément le marché ou bien des postures délibérées réservées à une minorité initiée » comme l’écrivait Marc Jimenez dans son livre intitulé La querelle de l’art contemporain en 2005. L’action qui consistait à remettre en cause les frontières de l’art ayant perdu le pouvoir transgressif qui la légitimait, elle est devenue une simulation de subversion, inscrivant l’œuvre dans la catégorie du spectacle. Or, comme le souligne Adorno, l’inscription de l’art dans le registre de la distraction ne permet pas l’émancipation des spectateurs mais les conforte au contraire dans une adhésion à ce qu’ils voient. Le public pris dans une logique de la sensation perd sa capacité de jugement. Dans cette situation le critique légitime les choix opérés par les acteurs du marché.

Cependant, si l’évolution des œuvres transgressives puis spectaculaires a rendu difficile la formulation d’un discours évaluatif argumenté sur les œuvres, nous pouvons être confiants dans l’avenir de la critique. Tout d’abord, la majorité des œuvres d’aujourd’hui ne relèvent plus de ce modèle de l’art « à propos de l’art » initié par Duchamp. Alors qu’Yves Michaud disait des œuvres des années 1970 qu’elles signaient la fin de la dimension symbolique de l’art en tant qu’elles ne renvoyaient pas à un au-delà d’elles-mêmes, celles d’aujourd’hui ne relèvent pas uniquement d’une volonté d’étendre continuellement la sphère artistique. Les artistes actuels ne renient pas l’héritage de ces dernières années et la dé-définition de l’art qu’il a engendré mais les œuvres qu’ils produisent présentent un discours sur les préoccupations de l’époque (désastre écologique, migration, place des minorités, etc.). Mais plus encore, nombre d’artistes de notre époque renient la dimension spectaculaire de l’art. Les formes qu’ils proposent et les lieux dans lesquels ils s’exposent témoignent de leur volonté de s’abstraire du modèle du spectacle. Les artistes qui, par exemple, réalisent des conférences-performances éphémères dans des lieux de savoirs comme les universités génèrent des expériences non réductibles à des produits et s’adressent à un public qui ne peut être envisagé comme un simple consommateur. Ce faisant, ils laissent au critique la liberté d’évaluer leurs œuvres avec d’autres « critères » que celui purement économique de rentabilité lié à la spéculation. Il est possible en effet de parler de leurs propositions en termes de « sens » en considérant la double acception du mot, celle de sensibilité et celle de signification. Le critique actuel peut questionner le rapport entre son ressenti en tant que spectateur et la pensée de l’artiste à l’origine de la création ; il peut analyser la manière dont l’œuvre touche les sens et l’esprit, définir si elle permet ce passage entre percept et concept, en un mot, évaluer si elle opère.

Les « pratiques mesurées » (ni transgressives, ni spectaculaires) permettent ainsi au critique de renouer avec les exigences du métier telles que définies par Diderot (tenter de départager, parmi les propositions du présent, les œuvres réussies des œuvres ratées). Elles réhabilitent cette figure de l’expert dont le but a toujours été de participer à l’autonomisation du jugement critique de ceux à qui il s’adresse, mais plus encore, elles lui ouvrent un chantier à venir. La critique doit maintenant déterminer, parmi les critères du passé, lesquels sont encore opérants pour analyser les œuvres d’aujourd’hui. Elle a la charge de statuer s’il est possible de mixer des critères issus de différentes traditions esthétiques pour aborder les œuvres hybrides de son temps. Elle doit décider si les œuvres en perpétuelle mutation nécessitent d’en inventer de nouveaux et, si c’est le cas, s’y atteler.