Kelly et Vasarely, de l’attendrissement à la fatigue visuelle

Kelly et Vasarely, de l’attendrissement à la fatigue visuelle
Victor Vasarely, "Re.Na II A", 1968 © Bertrand Prévost — Centre Pompidou, MNAM-CCI /Dist. RMN-GP © Adagp, Paris.
Tribunes

Au début du mois de mars, deux expositions aux ambitions quantitatives sensiblement différentes se sont ouvertes au sein de la même institution, le Centre Pompidou : Ellsworth Kelly, fenêtres et Vasarely, le partage des formes. La première, conçue par Jean-Pierre Criqui, est exemplaire. J’insiste sur le terme conception pour distinguer le travail mis en œuvre dans cette exposition d’un commissariat ordinaire. Bien que Criqui ne signe pas ostensiblement ses partis pris d’accrochage, le parcours de cette exposition propose une expérience comparable à la lecture d’un remarquable texte « personnel » combinant information et pensée.

Affiche de l’exposition.

 

Les connaisseurs de l’œuvre de Kelly, et plus généralement les amateurs de l’art abstrait et minimaliste de la seconde partie du XXe siècle, attendaient impatiemment cette initiative. Elle n’est pas le fait de l’artiste, décédé en 2015, mais ses réflexions écrites et orales imprègnent fortement le présent accrochage. L’exposition occupe une seule salle d’assez grande dimension au 4e étage du Musée. Elle ne prétend pas au même statut rétrospectif que les propositions des galeries du 6e étage, qui se chiffrent en milliers de mètres carrés. Pourtant, cette seule salle capture le visiteur et déjoue la flânerie distraite qui est parfois le lot d’exigeants « focus » au sein de la collection permanente.

© Ellsworth Kelly Foundation Ph. Sante Forlano, courtesy the artist
Ellsworth Kelly avec Window Museum of Modern Art Paris, autour de 1950, Ellsworth Kelly Studio.

 

D’emblée, l’exposition impose au centre de son espace le raccourci fulgurant de la vie de Kelly : une cimaise centrale présente Window, Museum of Modern Art, peinture-objet réalisée en 1949 et devenue une œuvre majeure de l’art du XXe siècle. Au verso de la cimaise, le visiteur découvre ultérieurement une des œuvres ultimes du peintre (2015), White Over Black III. Cette grande huile sur toile, construite autant que peinte (deux toiles jointes), selon un dispositif caractéristique de plusieurs pièces de Kelly, « tourne le dos » à l’œuvre inaugurale, plus vieille de 66 ans. S’instaure ainsi un point de vue désinvolte à l’égard du temps révolu. Ce n’est pas une des moindres émotions inattendues que l’exposition produit chez le visiteur. Oserai-je un calembour un peu irrespectueux, mais surtout tendre et naïf ? Au terme de sa vie, Kelly serait donc entré par la grande porte dans l’histoire de l’art, après en avoir franchi initialement le seuil par la fenêtre !

© Ellsworth Kelly Foundation Ph. Hulya Kolabas, courtesy Ellsworth Kelly Studio
Window VI, 1950, Huile sur toile et bois ; deux éléments joints, 66,40 x 159,70 cm, Ellsworth Kelly Studio.

 

Bien que peu de panneaux didactiques soient installés dans l’exposition, les pièces présentées, leur enchaînement – les choix de leur succession – font immédiatement saisir l’invention du peintre américain, fasciné par la France qu’il visita avec enthousiasme, découvrant l’art roman et fréquentant le Louvre. Window… (1949) appartient désormais aux collections du Musée d’Art moderne, bâtiment dont une des fenêtres avait déclenché la réflexion de Kelly. La référence à cette architecture traduisait-elle précocement le désir d’y entrer un jour ? J’avoue que j’ai longtemps considéré cette légendaire fenêtre comme relevant d’un geste lié à une tradition abstraite héritée d’un néo-plasticisme lointain. L’accrochage de Criqui oriente au contraire le geste initial de Kelly vers une généalogie de l’art conceptuel. Mais Kelly conserva toujours une forte dépendance visuelle à l’égard de la réalité, observant cette dernière avec les moyens de la photographie dont on découvre une nouvelle fois ici l’instrumentalisation au service de la réduction formelle. Cet agencement regard/photographie/dessin/peinture/sculpture constitue un enchaînement de disciplines et non seulement un enchaînement de procédures. Et c’est cette succession de moments synthétisés dans la peinture-objet « faite à la main » (comme dit Duchamp de son Anémic Cinéma) qui est transférée aux cimaises du musée.

© Ellsworth Kelly Foundation Ph. courtesy Ellsworth Kelly Studio
Studies for Window, Museum of Modern Art, Paris (Small version), 1949, Encre, gouache et crayon sur papier 30,50 x 41,90 cm, Ellsworth Kelly Studio.

 

En 1992, Kelly confiait à Anne Hindry (Artstudio, printemps 1992) : « j’éloigne automatiquement l’idée de ce que je suis en train de regarder. Je joue avec ce que je vois, j’oublie ce que c’est, de quelle couleur c’est, je ne perçois que les changements qui interviennent lorsque je me déplace. Je ne regarde pas avec un esprit pensant mais avec les seules possibilités de ma vision ». Au long des quatre murs de la salle, le visiteur découvre des peintures achevées et des croquis préparatoires. Cette alternance entre des œuvres terminées et des étapes provisoires alimente un paradoxal suspense. Cette quête formaliste et mentale engendre également une mélodie visuelle avec des accélérations, des pauses méditatives, des impasses et des bifurcations, sinon des abandons.

En une seule salle, de la fenêtre du Musée d’Art moderne reproduite en 1949 à l’œuvre ultime de 2015, installées comme les deux faces d’une pièce de monnaie existentielle, la vie d’artiste d’Ellsworth Kelly est réduite. Cette exposition est en cela, également, une gageure : dire tant en si peu d’espace, réaliser une rétrospective avec un nombre si limité d’œuvres. (On peut profiter de l’accrochage de belles pièces dans les collections permanentes.) L’émotion singulière qui émane de la visite résulte-t-elle de cette capacité à résumer l’existence entière d’un artiste avec tant d’audace mais si peu d’éléments de sa production (en comparaison avec les rétrospectives géantes qui amassent d’habitude les œuvres d’un artiste) ?

Ellsworth Kelly, « Window I », 1949. Huile et plâtre sur Isorel, 64,8 x 53,3 x 3,80 cm, 87.63 x 76.20 x 8.89 cm. (cadre). Coll. San Francisco Museum of Modern Art, The Doris and Donald Fisher Collection at the San Francisco Museum of Modern Art, The Helen and Charles Schwab and the Mimi Haas Collection, © Ellsworth Kelly Foundation. Ph. Jerry L. Thompson, courtesy Ellsworth Kelly Studio.

 

J’insiste. À bien des titres, cette exposition est exemplaire. Je me pose aujourd’hui une question qui devrait sans doute faire l’objet d’articles, de livres et de colloques, et qui parfois s’esquisse avec d’autres artistes du XXe siècle. Mais Ellsworth Kelly amplifie la question à la mesure de ce qui fut probablement un de ses tourments. Comment, au terme d’une entreprise qui s’employa autant à supprimer toute traduction de la subjectivité – couleur pure fréquemment réduite aux couleurs primaires ou affrontements brutaux du noir et blanc, variations minimales depuis le triangle, le cercle et le carré, jubilation du vide au risque de la tension d’une courbe à peine ébauchée, absence totale de la touche manuelle – Kelly parvient-il néanmoins à… nous émouvoir ? Quel est le secret de cette œuvre qui suscite une telle empathie, qui provoque une telle proximité avec une pensée dont Kelly se plaît à dire qu’il en prend congé quand il regarde ? Comment cet artiste à l’élégance si réservée génère-t-il un attendrissement qui contraste tellement avec la grave maîtrise de ses champs colorés ou de ses épuisements sériels ?

Lors de ma troisième visite en une semaine de l’exposition Kelly, j’en ai profité pour traverser l’exposition consacrée à Vasarely. À la différence de l’intensité mentale à laquelle m’invitait le peintre américain, je me plongeais dans la foule d’un public en retrouvailles extatiques avec ce qui fut le décor urbain des années 70 jusqu’à l’écœurement. De ce point de vue, l’exposition réussit indéniablement à restituer ce haut-le-cœur. Cela dit, la ferveur du public m’a apporté de l’oxygène pour conjurer l’évanouissement. Ce n’est pas le public habituel du Centre Pompidou, les comportements et les commentaires me démontrant assez rapidement que la présente visite n’avait pas été précédée par beaucoup d’autres ou était la première pour un certain nombre de visiteurs, se délectant des lassantes facéties optiques qui n’ont pas été oubliées.

Victor Vasarely, « Kalota II ». 1960-1964. Tempera sur panneau.

 

Mais la promotion du présent revival n’était pour rien dans cette mémoire. Je reste songeur depuis… J’en conclus que les efforts mis en œuvres par les institutions et leurs responsables pour promouvoir l’histoire de l’art du XXe siècle dans toutes ses composantes, pour défendre les tendances nouvelles, jugées à tort ou à raison, novatrices et fertiles, ne pèsent pas lourd face aux désirs d’un « grand public » qui retrouve Vasarely. Ce grand public, dont les responsables de la politique culturelle et les sociologues se lamentent de la désaffection à l’égard des musées, ne se trompe pas sur son désir.

Pourtant, le logo Renaud, ce losange sur fond jaune, n’est pas sans une certaine efficacité, et je constate qu’il n’a guère vieilli – sans doute une des « œuvres » parmi les plus frappantes de l’exposition : lorsque Vasarely met sa puissance de création industrielle au service de la consommation, il tient le coup ! Certaines de ses façades, celle de RTL en particulier, gardent une indéniable force expressive, et je me souviens que sa fondation d’Aix-en-Provence est forte. Cela dit, l’accélération exponentielle du parcours de l’exposition, se concluant en « bouquets-de-feux-d’artifice » de tableaux agités par les hystéries colorées, m’a catapulté hors des salles, « vidé » visuellement.

Victor Vasarely, « Forme 1010, décor 5112 ». Vers 1973. Porcelaine.