La paluche de Kokoschka

La paluche de Kokoschka
Oskar Kokoschka Le Peintre II (Le Peintre et son modèle II), 1923 Huile sur toile
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Parmi bien d’autres détails, dans les portraits d’Oskar Kokoschka, un détail qui n’en est pas vraiment un tant il insiste et se montre au premier plan, les mains. Croisées, crispées, agrippées, torturées, fermées, ouvertes, abandonnées, séparées, entrelacées, l’une épousant l’autre, levées, hésitantes, dubitatives, etc., on n’en finirait pas de déchiffrer leur langage, de force ou de fatigue, d’amour ou  ou de haine, d’intérêt ou d’indifférence, de ceux et celles dont le peintre tire le portrait, solitaire le plus souvent ou en couple, mère et enfant, mari et femme, amant-amante, au nombre desquels lui-même, bras croisés presque toujours, ou en compagnie des femmes de sa vie, Alma puis Olda. Il n’empêchait pas ses modèles de bouger prenant la pose, de crainte de les arrêter dans la mauvaise posture qui n’aurait pas rendu leur manière d’être, permission qui ne devait pas manquer de donner libre cours à leurs mains tandis sans doute qu’ils échangeaient avec lui des paroles sur lesquelles les tableaux restent muets. Muets, ces tableaux ? Pas tout à fait, voire pas du tout tant ces mains sont loquaces, volubiles, expressives comme le peintre, expressionniste revendiqué, seule affiliation ou, plutôt, tempérament qu’il voulait bien reconnaître à sa peinture. Que ces portraits soient muets sur les propos échangés, sur les sujets auxquels ils se rapportaient, ne les empêchent pas d’être parlants, ô combien, sur l’être de qui les tenaient ; c’est que la peinture de Kokoschka ne s’intéresse pas au paraître de ses modèles, elle vise à surprendre et saisir ce qu’ils font socialement et ce qu’ils sont existentiellement. Involontairement, les mains disent des types sociaux : Le père Hirsch (1910), riche homme d’affaires hongrois, assis occupant largement le tableau, fausses dents en travers du visage et mains pendant des bras accoudés, en bref, vautré dans sa réussite, couleurs criardes ; L’homme d’affaires (1910) massivement installé dans le tableau, costume noir, main droite circonspecte mollement repliée sur le ventre, yeux baissés sur un document ; Auguste Forel (1910), psychiatre suisse en buste, de biais, beau front aux yeux pénétrants, mains alertes. Existentiellement, elles expriment également une manière d’être : Marthe Hirsch ( 1909), épouse du Père Hirsch, debout, frêle, réserve sévère et comme diaphane sur fond blond, tout en retrait en quelque sorte ; Carl Moll (1913), artiste collectionneur, assis, de biais, en plongée, mains croisées, beau visage à l’écoute ; Princesse Mechthild Lichnovsky (1916), assise, de biais, mains, main gauche près du front, délicate et attentive ; Emigré (1918), de dos, se retournant, comme surpris, main gauche effleurant la bouche, réclame-t-il à manger ou la discrétion ? Un sort particulier est à réserver au tableau Les Amis (1917-18), célébration d’une fête entre amis artistes. Cinq personnages y sont représentés, en amorce de dos, au centre, Kokoschka entouré, agglutinés dans un intérieur réduit, de cinq amis dont dans la proximité et l’intimité des corps et des visages émergent des mains, toutes singulières quatre au moins, qui disent la chaleur des échanges et la prodigalité des agapes.

 

Oskar Kokoschka, Autoportrait, 1917, Huile sur toile
Von der Heydt-Museum, Wuppertal, Photo Patrick Schwarz © Fondation Oskar Kokoschka / Adagp, Paris 2022

 

La multitude des mains, leur agrandissement et leurs déformations expressives, le dessin appuyé de l’articulation des doigts tels des araignées ou des pinces, leurs couleurs mêmes, témoignent pour une manière, c’est-à-dire encore, à prendre le mot en son sens étymologique dérivé de manus, main en latin, pour la main même du peintre qui est à l’œuvre du tableau, non seulement à l’instar de tout peintre, palette dans une main, pinceau dans l’autre, par exemple Le peintre et son modèle II (1923), même quand il s’efforce de le faire oublier, mais de plus, dans cette œuvre, selon une modalité et une intentionnalité propres à Kokoschka qui consistent à sur-figurer la main et à la montrer dans la matière même du tableau. La manière propre de Kokoschka, c’est la saisie, l’agrippement des personnages pour leur faire rendre gorge, leur arracher quelque part de vérité, les démasquer. Pas étonnant alors qu’à leur excroissance et excessive présence, s’ajoute, se surajoute les débordant, leur prolifération dans l’ensemble du tableau, comme si les doigts se détachaient de l’organe de la main, s’emparaient de toutes les figures, et se transformaient librement en touches rageuses. Kokoschka n’hésitait pas à peindre avec les doigts à même la matière, manière/matière modelant les figures.