Fassbinder, le corps et le mythe

Fassbinder, le corps et le mythe
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Le nouvel essai de Guillaume de Sardes fait penser, par instants, à un roman américain. À cette frontière troublante entre fiction et réel chère à un Fante, parmi tant d’autres. On y raconte des vies, souvent faites d’excès et d’échecs, parfois couronnées de succès. Et on ne sait jamais vraiment si l’auteur transcrit des éléments d’une vie réelle, ou bien d’un personnage fictionnel, forgé de toutes pièces. La vérité se trouve probablement quelque part au milieu, et c’est à mon sens l’une des grandes forces de l’essai de Guillaume de Sardes.

Parce que Fassbinder incarne bien ce surprenant hybride, à la fois humain et personnage de fiction. C’est du moins cette impression qui m’a traversée au cours de la lecture de la centaine de pages de ce Fassbinder, clap de fin. La plume de l’auteur y fait des dernières années et du tournage du dernier film de Fassbinder, Querelle, un véritable récit exploratoire. Il montre comment l’œuvre et la vie du cinéaste se coproduisent – ou, en un langage moins technique, comment l’une nourrit l’autre, et réciproquement.

En ce sens, les deux parties de l’essai de Guillaume de Sardes se répondent parfaitement : les premiers chapitres éclairent le personnage, quand les derniers se saisissent du moment particulier qu’a constitué Querelle dans la vie de Rainer Werner Fassbinder. Une question lie chacune de ces parties en permanence : celle de la dimension mythologique, tant de Fassbinder (le corps ?) que de son œuvre (l’esprit ?).

C’est d’abord l’image d’un personnage étrange, extrême, abusif et dominateur, engagé à sa façon, qui apparaît alors que Guillaume de Sardes évoque les dernières années de la vie du cinéaste, entre abus en tous genres et performances au sommet. Un détour par la vie de Fassbinder éclaire ces passions, ainsi que son œuvre, largement traversée par des thématiques qui lui sont chères. Le cinéma, évidemment, mais aussi les marges et les minorités, des personnes trop souvent absentes des écrans et sur lesquelles Fassbinder jette une lumière nouvelle. Sa bisexualité et son rapport à la rue, nocturne et pluvieuse de préférence, informent très largement ses films. Mais ces œuvres cinématographiques débordent très largement de la pellicule, et sont comme incorporées par un Fassbinder qui vit chaque tournage dans une hésitation permanente entre relations sentimentales avec ses acteurs, abus physiques et moraux variés, et quête effrénée du succès hollywoodien. En ce sens, le personnage est mythologique : il sacrifie son corps et sa santé à son œuvre, dans une sorte de longue offrande propitiatoire s’étirant de ses premiers pas à Hollywood jusqu’à son dernier souffle dans une chambre munichoise. Le cinéma de Fassbinder est-il œuvre d’art totale ?

Le tournage de Querelle, qu’explore Guillaume de Sardes dans la deuxième partie de son essai, sonne comme une réponse à cette interrogation, ou du moins une partie de la réponse. L’admiration de Fassbinder pour Genet, qui le conduit à adapter son livre Querelle de Brest, louvoie sans cesse avec une certaine forme de défi adressé au romancier, là où Fassbinder négocie sans cesse avec le texte d’origine, en fait varier les lumières et les atmosphères, pour s’emparer des lettres de Genet – Guillaume de Sardes signe ici de magnifiques pages explorant l’idée même d’adaptation. On retrouve dans Querelle ce pas cinématographique constamment sur la ligne de crête entre l’accomplissement artistique et le succès financier. En témoigne en partie le choix des acteurs et actrices phares, l’américain Brad Davis, l’italien Franco Nero et la française Jeanne Moreau, dont l’internationalisme signale aussi la volonté de s’adresser à un public toujours plus large. On y retrouve aussi ce productivisme acharné, marque de fabrique de Fassbinder : des prises extrêmement rapprochées, un tournage épuisant et chaotique, un Fassbinder si omniprésent qu’il en occulterait presque les équipes qui le soutiennent et auxquelles Guillaume de Sardes rend leur rôle central (un surprenant surgissement du réel en plein cœur du mythe). L’ensemble de ces éléments convergent pour faire de Querelle l’œuvre la plus stylisée et peut-être la plus aboutie de Fassbinder, selon l’auteur.

Mais en quel sens ? Celui du mythe, là encore. Adapter l’inadaptable sonnait déjà comme un défi teinté d’hybris. Négocier brutalement avec le texte d’origine permettait tant à Fassbinder d’affirmer son exceptionnalité et d’ajouter à sa propre mythologie, qu’à en faire un hommage à Genet. Plus encore : Guillaume de Sardes rappelle la centralité du rite, du sacré, dans l’ouvrage de Genet comme dans le film de Fassbinder. Les « rites sacrificiels » du film font-ils écho à ceux de Fassbinder, qui, lui aussi, sacrifie (sa santé à son travail, à son œuvre) ? La visitation de Querelle, telle qu’analysée par Guillaume de Sardes, serait-elle finalement celle de Fassbinder ? En cela, Querelle sonne comme l’ultime ajout du cinéaste au mythe qu’il construit soigneusement, un récit presque réflexif sur la fabrique du cinéma, entre apparitions christiques, brumes transparentes et corps offerts, sacrifiés, transcendés.

Le titre de l’essai de Guillaume de Sardes peut être lu sous deux angles. Si ce « clap de fin » sonne bien la mort de Fassbinder, il ravive pourtant les braises du mythe. Il fait de Rainer Werner Fassbinder un personnage : RWF. RWF, puisque Guillaume de Sardes fait le choix, fort et particulièrement signifiant, de réduire le cinéaste à ces trois initiales. Certes, le sigle est pratique ; mais il est aussi révélateur. RWF, ce sont des initiales, puisque RWF, c’est un personnage. Et derrière ces initiales, peuvent se ranger autant de Fassbinder : est-il un nom, un personnage, un être humain ? Fassbinder a-t-il même existé ?

Guillaume de Sardes, Fassbinder, clap de fin, éd. Louison, 2021, 96 pages, 19 euros.