À quoi songe l’archéologue

À quoi songe l’archéologue
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Lorsqu’on a élu, pour retrouver la saveur des vies passées, la voie plus facile des mots, on est un peu intimidé par les praticiens de l’archéologie, comme si la discipline historique devenait très impressionniste au regard de cette « science dure » appuyée sur des objets et des mesures. C’est d’autant plus vrai quand il s’agit d’archéologie du bâti, où la connaissance des matériaux et des techniques, le relevé pierre à pierre, la fouille de précision laissent un peu le profane à la porte. On aurait donc bien des raisons (si on ne le connaissait pas) de se sentir petit devant Christian Sapin, l’une des autorités les plus respectées en matière d’archéologie médiévale. Mais ce serait négliger une dimension inattendue de son travail, aussi fondatrice que constante : depuis bientôt cinquante ans, Christian Sapin écrit et publie de la poésie. Certes pas sur le mode des oracles à voix de stentor, bien plutôt en chercheur obstiné de mots justes – proche par là, entre cent autres, de Pascal Quignard, qu’il apprécie et cite. 

Rester visible, le précieux petit volume qu’il publie aujourd’hui dans une belle collection des éditions « L’Étoile des limites », est à marquer d’une pierre blanche dans son oeuvre, en ce qu’il se place à l’intersection de ses deux chemins familiers : le chemin du monument, du vestige, et le chemin de l’écriture. Christian Sapin met ses pas dans ceux d’illustres prédécesseurs : les grands découvreurs de l’Antique dans la Rome de 1500, mais aussi leurs émules plus obscurs, en de vieilles petites villes battues des vents, et leurs descendants érudits. En eux comme dans sa propre pratique il scrute le rapport de l’oeil et de la main, la naissance du dessin, oeuvre vive qui réveille l’oeuvre morte, qui en restitue la structure, les arêtes, qui lui permet de « rester visible ». « Tout renaît et devient graphique. »

Dans sa quête d’images, Christian Sapin rencontre, inévitablement, la photographie – « l’oeil photographique », selon sa formule. Dans un cimetière de village, il s’arrête devant les petits ovales de tôle où s’écaille le portrait des jeunes morts de Verdun. Je suis sûr que l’amateur de lieux se souvient aussi d’un vieux cadre, suspendu au mur d’une chapelle dans une abbatiale décatie au creux d’un vallon froid, où achèvent de passer d’autres photographies de guerre, légendées à la ronde. Les mots de La Chambre claire lui reviennent à l’esprit, le « ça a été » et la nostalgie douce, tenace, des « anciennes présences ».

C’est que l’archéologue n’en veut pas seulement aux pierres, même si elles portent les traces fragiles de maisons qui furent bonnes à vivre. Celui qui parle ici, sans pathos, sans éclats, d’une voix discrètement inflexible, interroge la mémoire des visages – avec, comme pour chacun d’entre nous, un visage à jamais singulier qui sourit dans tous les autres visages. « Des lieux et des visages nous attendent pour parler en silence. » Telle fut (une allusion d’Yves Bonnefoy le suggère) l’aventure du jeune savant de la Gradiva de Jensen, qui fit tant rêver Freud et sur qui Christian Jouhaud a donné récemment une belle méditation (Une femme a passé, Gallimard, « Connaissance de l’inconscient », 2019). On ne retiendra jamais les images que le savoir, la mémoire, le songe font apparaître quand nous nous promenons « sur la jetée de planches ». Ce n’est pas une raison pour abandonner l’appareil photographique, la planche à dessin, le carnet de notes. Rester visible est l’un de ces carnets. Christian Sapin nous l’offre pour que nous puissions entrer avec lui, légers, dans le flux ouvert du temps.

 

Christian Sapin, Rester visible, Fourmagnac, L’Étoile des limites, 2020 (« Le lieu et la formule », 11).