Agnès Thurnauer ou le travestissement du langage

Agnès Thurnauer ou le travestissement du langage
Agnes Thurnauer Vue de l’exposition La Traverser à la galerie Michel Rein © the artist and Michel Rein, Photo de Florian Kleinefenn
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La galerie Michel Rein présente jusqu’à la fin janvier 2021 un ensemble d’œuvres de l’artiste contemporaine Agnès Thurnauer dont plusieurs sculptures issues de sa série Matrices viennent de rejoindre la collection permanente du Musée de l’Orangerie.

La galerie parisienne expose cinq séries de l’artiste qui se revendique de l’héritage de Manet. Comme le peintre de l’Olympia (œuvre qu’elle a d’ailleurs réinterprétée), sa pratique envisage la place des femmes dans l’art. L’époque a changé cependant et Thurnauer ne se contente pas de prêter aux corps féminins un regard pénétrant, songeur ou provocant, reflet d’une intériorité longtemps déniée aux modèles. Ce geste révolutionnaire de Manet est derrière nous. Thurnauer pense la différence entre les sexes de façon plus large, abordant notamment la fluidité entre les genres. Sensible à la force des images mais aussi à celle des mots, elle interroge les assignations en déconstruisant le langage, en le dotant, surtout, de la même plasticité que celle des matériaux qu’elle emploie.

La série Big-big et Bang-bang, initiée en 1995, est déjà traversée par cette question de l’identité. Elle présente des formes abstraites, non sexuées. Allant presque toujours par paire, celles-ci cheminent ensemble d’une toile à l’autre, gaiement. Ces formes, qui laissent « la question de l’identité ouverte » comme le dit l’artiste elle-même, suscitent une étonnante sympathie. Proche d’une iconographie de l’animation, elle nous renvoie au registre de l’enfance, à ce monde peut-être idéalisé mais auquel on repense souvent avec nostalgie : celui d’avant les catégories.

Agnes Thurnauer Vue de l’exposition La Traverser à la galerie Michel Rein © the artist and Michel Rein, Photo de Florian Kleinefenn.

 

La série des Prédelles, composée bien souvent de deux toiles de même format juxtaposées, fait aussi intervenir cette figure du double. Sur ces diptyques, les mots se décomposent en syllabes, perdent leur sens,  se dédoublent en images et le retrouvent, légèrement changé. Déconstruire pour inventer, Thurnaueur enrichit la langue en la soumettant aux règles de la peinture. « Le diptyque dit ce franchissement qu’on effectue toujours dans la lecture, entre la graphie et le sens, entre signifiant et signifié » déclare l’artiste à propos de ces œuvres plus adolescentes qu’enfantines par leur prise en compte de la césure.

Avec Créolisations internes, série dont le titre renvoie à la notion de Glissant sur l’imprévisible qui peut naître de la mise en contact de plusieurs cultures, Thurnauer joue de la porosité des frontières. Les tableaux reprennent des portraits de femmes peints par Matisse mais les visages et les bustes sont tissés de mots issus du livre Un appartement sur Uranus dans lequel Paul B. Preciado raconte son processus de transition sexuelle. Madame Matisse en « uraniste » constitue une situation inédite qui n’est pas, pour reprendre la théorie de Glissant, une simple synthèse de plusieurs éléments additionnés.

Au-dessus de ces peintures, quelques badges de la série Portraits Grandeur Nature viennent acter la fin du processus. Sur ces œuvres qui empruntent leurs formes à l’Autoportrait dans un miroir convexe de Parmigianino, les grands noms de l’art du 20e siècle se féminisent – littéralement. Roberte Mapplethorpe entre dans l’histoire. En révélant les angles morts, les miroirs de Thurnauer ouvrent sur notre présent. Berthe Morisot n’était pas seulement une des modèles de Manet, elle était aussi, le Musée d’Orsay nous l’a prouvé l’année dernière, une très grande peintre du mouvement impressionniste.

Agnes Thurnauer Vue de l’exposition La Traverser à la galerie Michel Rein © the artist and Michel Rein, Photo de Florian Kleinefenn.

 

Enfin, au centre de l’espace se tiennent trois sculptures fonctionnelles issues de la série  Matrice/Assise. En laiton doré, ces moules de lettres dessinent en creux un sigle : XXY comme le syndrome de Klinefelter. « Génome ouvert, ni féminin ni masculin, ou les deux, ou plus » selon les mots de l’artiste, il est surtout un signe qui ne fait pas immédiatement sens. Les lettres dont la couleur fait écho aux écritures dans la peinture religieuse guident l’interprétation sans l’enfermer. Ce langage constitué de vide à travers lequel le spectateur déambule s’offre comme un potentiel à investir.

En prêtant aux mots les textures, formes et couleurs qu’autorise son médium, Thurnauer opère un véritable travestissement du langage. Ce faisant, elle propose une peinture intellectuelle qui ne renonce pas pour autant à la sensualité. Loin de certaines œuvres conceptuelles aux propos parfois trop univoques, elle interroge la notion d’identité avec subtilité. Le passage par le langage lui permet de mêler réflexions sur le genre et sur l’art, deux thématiques pour lesquelles la représentation est un enjeu central. La force des productions de celle qui a aussi réinterprété L’origine du monde réside dans cette ambiguïté. C’est ce double sens en effet qui permet à la liberté revendiquée dans ses œuvres de dépasser le seul cadre individuel pour s’inscrire dans l’histoire collective.