Rien de banal à la Galerie Da End

Rien de banal à la Galerie Da End
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Dans un cabinet de curiosités, on est saisi, on est séduit, on est ému ; un mot d’ordre s’impose : rien de banal. La Galerie Da End célèbre la fin de l’été en inventant, comme elle le fait chaque année, son propre cabinet, qui répond admirablement à l’injonction de singularité. Dans l’émotion de l’incendie de Notre-Dame, Diem Quynh a proposé aux artistes un horizon (plus qu’un « sujet » au sens scolaire du terme) : le visible et l’invisible – en d’autres termes : que devient l’oeuvre quand elle disparaît à nos yeux ? Ce faisant, Da End retrouve la devise secrète des cabinets anciens, memento mori. Bien sûr, la modernité avancée fait glisser la théologie vers une ironie déconstructrice des mythes : le plasticien et vidéaste Nieto, familier de la galerie, invente un dispositif d’une grâce et d’un humour merveilleux par lequel, à travers un rideau de fumée, l’âme d’un artiste s’exhale de son masque mortuaire et flotte, légère et farceuse, sur les murs et jusque sur les oeuvres des autres invités, qu’elle parasite, investit, possède… C’est là une des forces du Cabinet Da End : éviter la banale juxtaposition des oeuvres pour les mettre en dialogue, leur donner par le compagnonnage éphémère des cimaises un sens autre qu’en une présentation monographique.

Lucy Glendinning.

 

Des « passages obligés » de la tradition de la curiosité sont honorés avec brio dans l’exposition. Le sculpteur Nicolas Darrot ouvre même une ligne de fuite vers la grande manifestation du Fonds Leclerc (https://www.art-critique.com/2019/08/letrange-passion-du-collectionneur/) où il est présent dans l’espace confié à Antoine de Galbert. Son Ariel, crâne d’homme-oiseau, reprend le motif classique de l’écorché d’anatomie sous globe, tandis que son télécospe traité en « sculpture maigre » se moque gentiment des fantasmes d’exhaustivité de nos savoirs techniques. Très impressionnante est la sculpture en cire et plumes de Lucy Glendinning. Dort-il paisiblement, cet enfant-oiseau, ou le plumage aux reflets noirs lui sert-il de parure mortuaire ? Le thème baroque de l’hybridité, de la transmutation, prend ici tous ses droits, entre beauté et angoisse. Juste à côté, un squelette à cheval de la céramiste Carolein Smit conduit le visiteur vers le monde des transis et des triomphes de la mort. Que serait d’ailleurs un cabinet de curiosité sans un chat qui ne dit rien mais n’en pense pas moins ? En hauteur, à côté des tableaux délicats de Marcella Barcelo, C. Smit a donné sa place au félin de la maison.

Carolein Smit.

 

D’autres créateurs ont confié plutôt aux matières le soin de parler d’impermanence. Est-elle de marbre, cette sphère parfaitement polie ? C’est dans un étrange mélange de cendres et de cire que l’a modelée Celia Nkala : memento mori, encore et toujours ! Plus loin, une autre sphère de la même artiste, toujours de cire, laisse émerger des bras ou des jambes de plâtre, souvenirs de perfections défuntes… Le peintre Mitsuru Tateishi, lui, travaille sur les réactions chimiques des couleurs et des liants pour produire des scènes où l’oeil s’empresse de distinguer des paysages, comme en une anamorphose. Au centre de l’exposition, Kim KototamaLune, bien connue des habitués de la galerie, présente une de ses étonnantes sculptures de verre à l’âme de vide, inspirée par les travaux les plus récents sur le fonctionnement du coeur humain.

Kim KototamaLune.

 

Chez l’enfant chéri de la galerie, l’aquarelliste surdoué Nikolay Tolmachev, l’esprit de la curiosité s’exprime par l’infinie délicatesse (dépourvue de toute mollesse !) de ses éphèbes. En 2019 comme les années précédentes, on s’attarde avec une admiration toujours renouvelée devant ses profils à la rose, ses marins jumeaux, ses anges aux liens – et plus encore, cette fois, devant son rêveur sublime aux allures d’autoportrait. De délicatesse on parlerait tout aussi bien pour Marielle Degioanni, dont les cartons blancs traités en piquetage dessinent des figures gracieuses et inattendues.

Nikolay Tolmachev.

 

La surprise naît encore de la capacité de certains invités à présenter des oeuvres très diverses. Qui dirait que le savant M. Tateishi a imaginé aussi un fauteuil clouté ? Qui reconnaîtrait dans Satoshi Saïkusa, l’auteur d’un crâne sous globe, le photographe retravaillant une image saturée de lumière ? Voilà une autre déclinaison de l’invisibilité : celle de l’artiste se dissimulant et s’affirmant à la fois dans l’infinie variété des images. Nieto lui-même, à côté de son installation si élaborée, montre à nouveau un jeu d’échecs très médiéval d’allure et d’inspiration, illustrant une histoire d’ours empruntée à Michel Pastoureau… Chez le peintre Markus Akesson, c’est la fascination pour le décor qui finit par phagocyter le sujet, tandis que le jardin de céramique inventé par Sarah Jérôme empêche le miroir de faire son oeuvre et barre l’accès à l’image, en un jeu un peu ironique sur le jardin originel de la Genèse où l’arbre de la tentation brouilla la similitudo Dei originelle. La magie ne peut faire défaut, dans un cabinet de curiosités. Les mille tours auxquels se livrent les artistes présentés à la Galerie Da End font grand honneur à leur virtuosité. Et s’ils disparaissent à la fin, c’est pour mieux hanter notre imaginaire, en aimables fantômes qu’ils sont.

 

17, rue Guénégaud, Paris, jusqu’au 26 octobre.

Toutes les images courtesy de la Galerie Da End.