Rêver les îles au Mucem

Rêver les îles au Mucem
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Est-il une source de rêverie plus puissante que l’insularité ? Nous cultivons tous une riche mythologie d’îles, nourrie de mots et d’images, à la Bachelard. Aussi est-ce avec bonheur que l’on prend le chemin du Mucem pour sa belle exposition d’été autour des îles. On est d’autant plus en confiance que les commissaires ont été idéalement choisis : Jean-Marc Besse et Guillaume Monsaingeon, excellents anthropologues et historiens de l’espace et de ses représentations. Ils ont concocté un parcours entre imaginaires, savoirs et utopies, ponctué d’objets et de documents oscillant de l’histoire à l’ethnologie et à la création contemporaine. Par chance, en effet, les artistes ont été partie prenante de cette dérive d’île en île, à commencer par Pauline Delwaulle, à qui ont été commandés des « haïkus vidéo » qui ponctuent l’exposition.

Au commencement était la Grèce… Le parcours, prioritairement mais non exclusivement méditerranéen, met en valeur deux îles emblématiques : Ithaque, bien sûr, l’île d’Ulysse (« Ulile », suggère Sophie Rabau dans un bel essai du catalogue), mais aussi Patmos, le lieu de la révélation où l’auteur de l’Apocalypse reçoit ses grandioses visions. De la mythologie sensuelle du polythéisme au discours ascétique du premier christianisme, l’île est incontournable. Bientôt, elle sera le refuge privilégié des solitaires – et on aurait pu évoquer ici, en Provence, l’île monastique de Lérins, vouée à la quête spirituelle depuis un millénaire et demi, à côté de bien d’autres sanctuaires maritimes qu’avait donné à connaître la belle exposition « Lieux saints partagés » du Palais de la Porte dorée. La « mosaïque des îles », spectaculaire et énigmatique puzzle tardo-antique trouvé à Haïdra en Tunisie, résume efficacement cette passion mythologique des îles.

Dans le monastère, il y a déjà, d’une certaine façon, la réclusion. Isolée, difficile ou impossible à fuir, l’île est aussi un lieu d’enfermement, volontaire ou subi. Tout près de Marseille, et lié à l’exposition, le château d’If représente bien cette île-prison – qui, conformément à l’imaginaire romantique de la claustration, peut prendre les nuances les plus ambiguës. Est-il maudit ou bienheureux sur son île déserte, le Robinson que le génie de Defoe imagina il y a tout juste trois cents ans ? À quels jeux (un peu) pervers jouent gardiens et garçons, dans le pénitencier insulaire du sublime Alcyon de Pierre Herbart ?

À l’abri théorique des pesanteurs sociales et des préjugés, le tout petit monde archipélagique est à l’évidence le terreau fertile des utopies. Aux origines modernes du genre, l’Utopia de Thomas More est une île, et les rêveurs de mondes n’ont jamais cessé de donner aux produits bizarres de leur esprit la même forme close et parfaite, entre « bout du monde et bout de monde ». Après le Shakespeare de La Tempête, Marivaux a plusieurs fois installé au large les laboratoires sociaux de ses pièces. À bien juste raison, Besse et Monsaigeon mettent en avant la figure de Jules Verne, l’auteur de L’Île mystérieuse, dont les « Voyages extraordinaires » sont ponctués d’îles initiatiques, comme l’a merveilleusement senti Bertrand Mandico dans ses Garçons sauvages (un film inspiré de Burroughs, sans doute, mais qui est aussi l’un des fleurons du vernisme post-moderne).

Tout aussi fascinants que les îles imaginaires sont les archipels lointains quand ils reçoivent la visite de scientifiques moins exclusivement rationnels qu’ils ne voudraient le faire accroire. La section vouée aux « îles du savoir » retient particulièrement l’attention. Les cartographes, en voulant rendre compte de l’infinie complexité des reliefs, de la découpure baroque des rivages, produisent des oeuvres d’une beauté presque abstraite, a fortiori quand ce sont les insulaires eux-mêmes qui se font cartographes. L’objet le plus saisissant de l’exposition est peut-être la « carte de navigation » en bois des îles Marshall où figurent, matérialisés en trois dimensions, les îlots, les courants et les vents. On songe alors à la kula des Trobriandais, étudiée avec tant de force par Malinowski, que le Mucem n’a pas oublié dans sa promenade érudite et joyeuse. On songe aussi à Darwin et à son escale mythique aux Galapagos, célébrée dans un véritable cabinet de curiosités qui magnifie l’île comme trésor de naturalia propre à enrichir – y compris au risque de la prédation – les collections des princes et des savants.

Il faut saluer la volonté des organisateurs de l’exposition marseillaise de ne pas enfermer les visiteurs dans un discours historico-artistique oublieux ou négligent du présent. La mer où s’éparpillent les îles est aussi celle que sillonne l’Aquarius. Lesbos n’est pas seulement le sanctuaire amoureux d’une Antiquité fantasmée ; elle est aussi, avec Lampedusa, l’un des points les plus douloureux de la carte trop dense des échecs humanitaires d’une Europe en proie aux pires dérives brunâtres. Dans un monde en feu, même les îles ne sont plus protégées. Entre haines identitaires et désastre écologique, les citadelles de nos rêves glissent vite vers les camps du cauchemar. Fidèle à sa mission de vigie, le Mucem le donne à voir et, du même coup, donne à penser.

 

Le temps de l’île – Mucem, Marseille – jusqu’au 11 novembre 2019.

Illustrations : 1) Map Office, Moving Lemuria from the Indian to the Pacific Ocean, 2017 – Coquillages de Sanibel Island, déchets plastiques récoltés sur la plage, sable blanc fin, contreplaqué – Collection de l’artiste – ©mapoffice ; 2) Mosaïque aux îles, III-IVe siècle ap. J.-C., Haïdra, Tunisie – Institut national du patrimoine, Tunisie – © Institut national du patrimoine, Tunisie, photo Rémi Bénali, MDAA/CD13 ; 3) Carte de navigation, Îles Marshall, Micronésie, XXe siècle – Bois, fragments de coraux et de minéraux, fibres végétales – Musée du quai Branly − Jacques Chirac, Paris, don de la Société des amis du musée d’ethnographie du Trocadéro – © musée du quai Branly – Jacques Chirac, dist. RMN-Grand Palais / Pauline Guyon ; 4) © Solene de Bony, Mucem.