L’infinie légèreté de l’art

L’infinie légèreté de l’art
À voir

Faire des bulles de savon… Ce jeu si simple intéresse-t-il encore les enfants de 2019 ? Il a en tout cas une longue histoire, que la Galerie nationale de Pérouse, au coeur de l’Ombrie, restitue en une brillante exposition, extrêmement originale, unissant l’ancien et le contemporain, l’artistique et le scientifique, sur les traces d’un essai qui fut un succès en Italie et dont l’auteur, le mathématicien Michele Emmer, est commissaire de la manifestation avec Marco Pierini, directeur de la Galerie.

Les bulles de savon sont d’abord une pratique sociale, un divertissement pour enfants (ou pour grands enfants !) connu au moins depuis le XVIe siècle. Il s’agit indissolublement d’un objet de science, tant les petites et fragiles sphères irisées ont contribué à la recherche sur la lumière et les couleurs, depuis l’Optique de Newton – suscitant au passage un joli tableau d’histoire des sciences, « Newton découvrant la théorie de la réfraction », de l’italien Pelagio Palagi (1827), où la révélation vient au grand homme accablé de pensées en regardant un enfant jouer… Enfin, comme l’indique le sous-titre de l’exposition de Pérouse, les bulles ont beaucoup à voir avec l’utopie ; leur caractère éphémère peut les tirer vers une allégorie de la brièveté de la vie, tout comme leur infinie légèreté peut en faire des échos d’un monde épargné par les pesanteurs du quotidien.

Karel Dujardin, Allégorie de la vanité humaine, 1663, Copenhague, Staten Museum for Kunst.

 

Pour toutes ces raisons, les artistes – ceux des Écoles du Nord les premiers – se sont emparés avec gourmandise d’un motif qui leur permettait de mettre en avant leur virtuosité en donnant à voir des objets immatériels, en réussissant le « tour de force » de la bulle irisée. De la Vanitas à la scène de genre, les exemples sont nombreux, et souvent de haute qualité, au point qu’on s’étonne, avec Marco Pierini, que personne n’ait eu avant les Ombriens l’idée d’une telle exposition, pour laquelle des prêts ont été consentis par de nombreux grands musées. On découvrira ainsi l’enfant allégorique de Karel Dujardin (1663), autour duquel un dialogue subtil réunit bulles et perles, et qui est presque contemporain des deux petits jouant avec l’eau savoneuse de Pieter Cornelisz von Slingelandt (1661), bien plus intéressé par une peinture du quotidien. Au siècle suivant, le putto d’Ignazio Stern (c. 1730) s’inscrit pleinement dans la tradition, alors que la magnifique composition de pierres dures issue des ateliers florentins est une étonnante tentative pour traduire l’impondérable en un matériau lourd, l’insaisissable en une oeuvre massive. 

La modernité est elle aussi un âge d’or des bulles de savon. La part d’expérimentation lumineuse qui avait séduit les peintres rencontre le même succès chez les photographes. L’exposition présente un admirable portrait de Lee Miller nue occupée à souffler des bulles, par Man Ray (c. 1930), à côté d’une image de Gunter Zint très touchante, plus politique, représentant un garçon multipliant les bulles au pied du mur de Berlin (1963). La maquette de la Piscine olympique de Pékin est là, enfin, pour illustrer l’influence de la rotondité translucide sur les architectes. Ainsi, depuis un demi-millénaire, on pense et on bâtit le monde sur le mode de la petite bulle : il faut faire le voyage de Pérouse pour découvrir les facettes de ce paradigme insoupçonné.

Fra Galgario, Garçon aux bulles de savons, Collection Koelliker.

 

Bolle di sapone – Pérouse, Galleria Nazionale dell’Umbria – jusqu’au 9 juin.

Image de titre : « L’air » des « Quatre éléments », marqueterie de pierres dures, Florence, XVIIIe s., Vienne, Mobel Museum.