Revoir La Collectionneuse sous l’esthétique du tranchant

Revoir La Collectionneuse sous l’esthétique du tranchant
À voir  -   Film et documentaire

Par Romane Fraysse

Si le cinéma d’Éric Rohmer est apprécié pour son étude des mœurs humaines, son approche de l’art reste néanmoins méconnue. On trouve pourtant un Matisse dans une chambre de Pauline à la Plage (1983), la plastique de Mondrian dans l’architecture des Nuits de la pleine lune (1984), ou encore un Picasso dans le musée des Rendez-vous de Paris (1995). L’œuvre n’est jamais purement décorative, elle devient même une clé essentielle de La Collectionneuse (1967), dont le deuxième prologue mêle des réflexions sur l’art et la libre pensée.

« La collectionneuse », c’est le surnom donné par Adrien et Daniel à Haydée, une jeune femme qui enchaîne les conquêtes, et avec qui ils cohabitent le temps d’un été dans la maison de campagne d’un ami. Comme dans tous les films du cycle des Six contes moraux, l’histoire suit une même trame : un homme (ici, Adrien) aime une femme et s’intéresse un temps à une autre (Haydée), avant de revenir à la première. Autour de ce noyau gravitent des personnages issus du monde de l’art : le galeriste Adrien, l’artiste Daniel, le critique d’art (Alain Jouffroy lui-même) et le collectionneur Sam. Rohmer use alors de personnages autoréflexifs, faisant jouer l’artiste à un artiste réel du même prénom : Daniel est ainsi interprété par Daniel Pommereulle, plasticien avant-gardiste du XXe siècle qui s’est essayé au dessin et à la peinture avant de se parfaire dans l’assemblage d’objets du quotidien. Sa proximité avec le personnage permet ainsi au cinéaste de conserver son idiosyncrasie, qu’il confronte avec d’autres personnalités du film.

C’est au deuxième prologue que Daniel débat de sa véritable œuvre, Objet hors saisie (Centre Pompidou, 1965), aux côtés de son tout aussi vrai ami et soutien Alain Jouffroy. Il est question d’un pot de peinture jaune, entouré de trente-neuf lames de rasoir qui le rendent insaisissable. Le critique l’analyse comme « l’unique qui base sa cause sur rien, et qui est entouré par sa propre pensée comme des lames de rasoir » qui sont « la parole, peut-être aussi le silence, peut-être aussi l’élégance, un certain jaune ». Cette esthétique du tranchant incarne la structure de l’esprit indépendant dont la cruauté s’exerce nécessairement sur ceux qui n’agissent que par convention. Le vide entourant l’être est une projection de soi sur le monde qui n’est pas sans rappeler le paraître propre au dandysme. Ce qu’Alain Jouffroy révèle être l’autoportrait de Daniel, dont les objets ne sont là que pour dévoiler son essence.

De même dans le cinéma rohmérien, l’art, à l’instar d’une icône religieuse, se veut révélateur d’une idée suprême qui sera mise à l’épreuve (tout comme la fresque de Don Quichotte dans Le Genou de Claire). Il introduit le récit en véritable éclaireur sans jamais supplanter le réel, si bien que le principal objet esthétique du film se trouve dans l’expérience vécue des personnages, incarné par la figure tentatrice de Haydée. Cette jeune femme libre et malicieuse, agit selon ses désirs sans se soucier d’une quelconque morale. Ses conquêtes faciles et régulières marquent surtout un manque profond qui cherche à être comblé. Mais cette franche immoralité dérange au plus haut point les deux dandys venus s’isoler dans un ermitage, fortifié par des discours moraux qu’ils tiennent pour le caractère d’un esprit libre. Apparemment lassés du désordre de la vie nocturne, ils défendent une éthique amoureuse, fondée sur des exigences qui doivent contrer le naturel.

Face à Haydée, Adrien et Daniel comprennent vite qu’ils ont affaire à un Objet hors saisie, bien qu’ils peinent à admettre qu’elle puisse être tranchante. Tous deux sont déstabilisés par la jeune femme qu’ils appréhendent chacun à leur manière – le galeriste la voit davantage comme une œuvre dont le sens lui résiste, tandis que l’artiste l’approche sensiblement comme un objet à éprouver et à désapprouver. Malgré tout, ils se dissimulent l’un à l’autre le déséquilibre qu’elle crée en eux, comme la démonstration de leur solidité morale. Après avoir passé une première nuit avec Haydée, Daniel feint d’ailleurs de l’ignorer auprès d’Adrien pour ne pas reconnaître la trahison de son discours. Mais les deux amis sont pris à leur propre piège : à vouloir couper les autres, ils finissent par se couper eux-mêmes. Pour ne pas céder, Adrien et Daniel s’allient dans l’« exercice de la cruauté » (G. Bataille) afin de déstabiliser celle qui les menace. Sous la forme d’un véritable procès, ils la condamnent à n’être qu’une « salope sans morale », collectionnant les conquêtes au hasard des rencontres, sans préméditer ses actes. Mais les deux hommes se trouvent une nouvelle fois impuissants face à l’indifférence de la jeune femme, qui ne fait qu’éclairer leurs nombreuses contradictions.

Ainsi, Adrien et Daniel sont « entourés » par un discours moral qui se place nécessairement dans un rapport conflictuel avec l’altérité. En véritable dandys, ils cherchent à s’exclure de tous présupposés sociaux, afin de s’ériger comme l’Objet hors saisie. Non sans ironie, avec des personnages adoptant une posture un peu feinte – Adrien finit par fuir Haydée au hasard d’une rencontre qui le ramène à son amour initial – Rohmer convoque donc l’œuvre d’art pour introduire l’idée motrice avant l’acte. Toute la question du film est de savoir si les apparentes convictions des deux dandys subsisteront malgré la tentation de la transgression. En cela, La Collectionneuse illustre bien l’instabilité constante de l’homme contemporain dont les préceptes moraux, en perpétuel déséquilibre, ne peuvent survivre que par l’expression d’une « violence fatale » (Daniel Pommereulle).

Romane Fraysse
Diplômée en langue française à la Sorbonne, Romane Fraysse se spécialise dans le journalisme culturel. Passionnée de littérature, de peinture et de cinéma, elle s’intéresse particulièrement aux mouvements artistiques des XIXe et XXe siècles.