Des humains : Fabien Boitard

Des humains : Fabien Boitard
Fabien Boitard, « Bande d’enculés », 2002, huile sur toile, 170X230 cm Collection privée.
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Fabien Boitard est un peintre français. Actuellement représenté par la galerie Pauline Renard, il a participé à de nombreuses expositions dans des institutions publiques. Œuvrant dans le registre figuratif, il est à l’origine de la polyfacture, méthode visant à combiner des factures appartenant à différents registres visuels. Réfléchissant à la façon dont chaque gestuelle implique une symbolique spécifique, il donne à voir l’articulation entre la peinture-matière et la peinture-sujet propre à cet art. C’est pour cette raison qu’il est l’invité de la rubrique « méta » tout au long de l’année 2025.

 

Orianne Castel : Lors de notre dernier entretien, nous avions évoqué la menace que représente l’homme pour les animaux. J’aimerais que nous parlions à présent de vos représentations des humains. Nous avons déjà abordé vos tableaux de « puissants », une catégorie que vous n’aimez guère, et cela se voit, mais je voudrais maintenant évoquer votre manière de représenter les gens ordinaires, qui ne me semblent pas davantage traités avec indulgence. Pour commencer, pourriez-vous nous parler du tableau qui ouvre l’article, de son titre (Bande d’enculés), mais aussi du sens de ce traitement formel en deux parties présentant des factures très différentes ?

Fabien Boitard : Outre le fait qu’il s’agit de l’illustration de mon juron préféré, ce grand tableau de 2002 représente une « photo de classe d’enfants » au-dessus de laquelle est écrit « Bande d’enculés ». Effectivement, il est traité de deux manières différentes. À gauche, les enfants sont colorés et, à droite, ils sont en noir et blanc. On devine que les uns sont victimes des autres, mais tous sont des « enculés », au sens propre ou au sens figuré, selon les cas. Cette toile est née un peu après les derniers rebondissements de l’affaire Dutroux. Il y avait une certaine tension dans les actualités de l’époque et ce climat pesant a fait se télescoper une classe d’enfants avec ce juron. Cette toile avait servi de carton d’invitation pour le vernissage d’une de mes expositions en 2002. Certains invités n’avaient pas apprécié ce choix curatorial, mais c’était attendu.

 

Fabien Boitard, « Les Mariés ,(En attendant les choses graves) », 2016, huile sur toile, 30X40 cm, collection de l’artiste

 

O. C. : Nous avons vu les enfants, parlons maintenant des parents avec ce tableau que je trouve très fort, parce qu’il représente une scène typique des photographies de mariés. Par sa composition, les mariés en habits de cérémonie qui s’embrassent contre un arbre, c’est un cliché, mais la facture rend la scène très violente car les deux visages semblent écrasés l’un contre l’autre au point qu’on ne peut plus distinguer deux individualités. Qu’avez-vous voulu montrer du couple avec ce tableau qui, en plus, s’intitule En attendant les choses graves ?

F. B. : Je reprends, dans ce tout petit tableau, les codes de la photographie de mariage par l’usage de couleurs un peu sépia, le flou du fond, pour le moins vaporeux, et les personnages unis qui sont placés centralement sous un arbre. Ils sont liés, voire imbriqués, par une matière généreusement étalée en un geste. Ce dernier traduit ma volonté de composer avec des intentions, par la polyfacture. Chacun des gestes contribue au tout figuré.
Cette toile a donné son titre à l’exposition « En attendant les choses graves… » que j’ai produite pour la galerie Derouillon, à Paris, la même année.
Je l’aime beaucoup mais pour moi il y a de la mélancolie et d’elle ne se dégage pas forcément le bonheur. Elle est violente, oui. En figuration, on travaille évidemment avec sa propre existence. C’est une réflexion menée à la fois sur le médium et sur ce que l’on vit. Dans ce cas précis, il s’agissait d’une période de séparation. Pour moi, ce tableau, malgré son sujet, « le mariage », contient une certaine toxicité dans sa genèse.

 

Fabien Boitard, La famille anglaise, 1999. Huile sur toile, 130X130 cm, collection privée

 

O. C. : Après les enfants et les parents, il nous faut nécessairement aborder les « portraits de famille ». J’en ai choisi deux, différents, mais tous deux assez dérangeants, je trouve. Ce sont là encore deux clichés, au sens métaphorique : « vacances à la mer » vs « vacances à la montagne ». Y avait-il chez vous, au moment où vous les avez peints, la volonté de montrer l’aspect ridicule de ces « scènes de bonheur » composées pour la prise de vue ?

F. B. : Ces deux portraits de famille s’appuient, pour des raisons pratiques, sur des images photographiques. Je n’aime pas trop l’exercice, mais ce sont des commandes que j’ai abordées comme un artisan. Le premier, « la famille anglaise », représente des amis stagiaires que j’ai photographiés, alors qu’étudiant aux Beaux-Arts, j’étais moniteur de voile l’été. Le second portrait, plus récent, représente mon petit-cousin et sa famille. C’était une commande de sa mère, ma cousine. J’ai souvent dû travailler d’après les photos fournies par les commanditaires. Si je le peux, je les fais moi-même, mais je n’échappe pas non plus à la création de clichés.

 

La commande refusée, 2003, 170X180 cm, huile sur toile. Détruite

 

O. C. : J’ignorais que vous répondiez à des commandes. J’imagine que c’est avant tout alimentaire, mais comment concevez-vous cette pratique ? Est-ce que vous tentez de la réinventer ? Après tout, tout comme les genres que vous cherchez à revisiter, la commande fait partie de l’histoire de la peinture.

F.B. : J’ai déjà eu une vraie commande à l’ancienne de la part d’un châtelain alors nouvellement installé près de chez moi à Aniane (Hérault). J’ai accepté cette commande pour des raisons strictement financières car il voulait un style classique, pas mes histoires de polyfacture.
La commande est un enjeu particulier où les rapports de pouvoir s’exercent à plein. Chacun a le sien, le commanditaire le tire de son argent et le peintre de son talent. La commande est chargée d’enjeux que l’on ne soupçonne même pas. Mon expérience m’a montré que l’exercice peut vous amener à y laisser des plumes.
Après avoir peint le chien pour que le commanditaire puisse vérifier mon talent, j’ai pu réaliser dans l’ordre les portraits individuels des sept membres de la famille, une vue du château et pour finir le portrait de la famille entière réunie sur la terrasse du château avec un autre gros chien.
Cette dernière commande a été refusée malgré mes efforts pour peindre les yeux plus bleus que bleus, les cheveux plus blonds que blonds de cette famille originaire d’Afrique du Sud et la mère plus souriante comme demandé.
Je n’ai pas pu inventer le sourire que la châtelaine n’arborait pas. Cette dernière commande s’est mal terminée et la toile a fini détruite par les flammes. Depuis cet épisode, pour chaque commande, j’exige de pouvoir faire deux versions : une pour le commanditaire et une pour moi. C’est un deal qui me permet un endroit sans concessions si le besoin s’en fait sentir, pour rester libre, et un autre plus acceptable pour le commanditaire.

 

Portrait qui saigne, 2015, huile sur toile, 60X50 cm

 

O. C. : Que vous choisissiez vos photos ou que vous travailliez à partir d’images fournies, vous peignez toujours d’après des clichés au sens propre comme au sens figuré, avec leurs mises en scène convenues. Votre peinture ne cherche-t-elle pas à mettre en cause ce type d’images ? Je vous le demande notamment en raison de ce tableau dont le titre est intéressant puisque vous ne l’avez pas nommé Homme qui saigne mais Portrait qui saigne. Pouvez-vous nous en dire davantage sur cette œuvre ?

F. B. : Quand je fais les portraits de famille, j’utilise peut-être, bien malgré moi, les codes ou usages établis en photo de famille ou de groupe. C’est sans doute venu avec le développement de la photographie. Je n’ai pas de réflexion particulière quant à ces choix convenus et mes tableaux n’en font pas forcément la critique.
Les Portraits qui saignent sont une série de 2017, qui faisait saigner du nez des portraits d’anonymes trouvés en tapant « jeune cadre dynamique » sur Google. Il s’agit d’une sorte de trombinoscope d’entreprise lambda. Ici, le portrait saigne… l’image saigne et la toile est souillée. Je ne me rappelle plus le contexte exact, mais j’imagine qu’il devait y avoir une répression en cours dans le pays.
Ce travail est antérieur à la série des grimaces (consacrée aux violences policières subies par les Gilets jaunes mais lui aussi montre une certaine forme de maltraitance. Seulement, celle-ci s’exerce cette fois sur des gens qui sont à la fois conformes et contents. J’aime que la matière peinture, sous cette forme liquide, figure l’objet sang. C’est le même usage que dans la série des corbeaux mazoutés.