Un cauchemar pour Botticelli

Un cauchemar pour Botticelli
Botticelli, deuxième épisode de Nastagio degli Onesti, 1483, Madrid, Musée du Prado, N° P002839
Tribunes

En mémoire de Jacques Guillerme et de Robert Klein, intelligences lucides

 

Depuis le 19 octobre 2025, les ondes diffusent Un mauvais rêve de Sandro Botticelli. Dès les cinq premières minutes de la transmission, le ton est donné. Le médiéviste Patrick Boucheron énonce à l’antenne : “il faut faire face à cette culture du féminicide…” qui naîtrait exactement en 1483, dans un cycle peint en quatre épisodes par Botticelli, relatant l’histoire de Nastagio degli Onesti. Pour le professeur Boucheron, cette peinture de Botticelli promeut le “gynocide”. Plus qu’une hypothèse ouverte à la discussion, l’assertion se veut catégorique : “l’ensemble pictural [de Botticelli] témoigne des prémices d’une nouvelle culture gynocidaire, celle de la Renaissance, adossée notamment aux développements de l’anatomie. Allons-y voir donc, entrons dans cette forêt hantée pour affronter le mauvais rêve de Botticelli et faire face à la culture du féminicide à laquelle il participe”. Ces simplifications éveilleront plus d’un doute chez ceux qui réfléchissent.

En cette présumée “culture gynocidaire de la Renaissance”, la palme échoit donc à Botticelli. De quoi abasourdir les connaisseurs du génie florentin qui, au terme d’une vie de recherches, apprennent que leur héros ne fut rien moins que l’inventeur sadique du féminicide pictural. Certes, chacun de nous est libre de ses opinions. Il en va tout autrement d’une parole professorale que sa vocation d’instruire oblige à la rectitude et à l’ouverture critique. Synthèse de science et de souplesse d’esprit. Le privilège de la notoriété n’abolit pas ce devoir, il le redouble. Est-il permis d’exprimer poliment notre scepticisme de spécialiste du Quattrocento sur ce cauchemar que Sandro Botticelli ne mérite guère ?

Déjà soumise à l’interprétation débridée de Georges Didi-Huberman dans Ouvrir Vénus (Paris 1999), essai d’analyse fantasmatique, la fable dont il s’agit campe un héros du Décaméron de Boccace, plongé malgré lui dans une horrifiante scène de chasse. La “tempera” sur bois du deuxième épisode, conservée à Madrid (Fig. 1 en ouverture de l’article), traduit-elle le sadisme effrené de Botticelli ? Avant de se prononcer, mieux vaudrait savoir regarder, interroger et comprendre un tableau. Autrement, disait l’irremplaçable Daniel Arasse, “on n’y voit rien”. En voici une patiente démonstration.

L’art botticellien stylise Boccace comme un film d’angoisse où Nastagio assiste aux affres d’un amour tragique, qu’il éprouve au premier chef. Méprisé par la belle Bianca Traversari qu’il adore en vain et pour laquelle il se ruine, Nastagio erre en butte à l’affliction dans une forêt sombre et croise, vision surnaturelle, une chasse infernale sur le modèle de Dante Alighieri, Enfer XIII, 109-129, dans le cercle des suicidés, détail absolument essentiel. Nastagio voit, terrifié, une femme poursuivie par un veneur et ses chiens, être jetée à terre où elle subit l’ablation du cœur, pour ensuite se remettre à vivre, intacte, et reprendre éperdument sa course. Le chasseur et sa proie sont deux spectres damnés. Follement aimée du chasseur fantôme, la femme altière appartenait autrefois à bien plus noble famille, mais après avoir sans remords poussé son soupirant au suicide, elle expie, par-delà la tombe, la cruauté monstrueuse dont elle s’était réjouie – sans éprouver le moindre repentir – comme d’un titre de gloire. C’est une “Belle Dame sans Merci”, en somme. Elle lui arracha le cœur sur terre, par mépris de classe, et il lui arrache le sien dans l’au-delà, après l’avoir percée d’une épée, instrument de son propre suicide. En revanche, tout se termine bien pour Nastagio et Bianca, que l’exemple spectral décide au mariage.

Le puissant mobile initial du rang et de la fortune, fondamental au Moyen Âge, enclenche le drame du dédain, puis la tragédie du suicide, péché mortel qui entraîne à son tour une compensation surnaturelle par l’arme même du suicide, comme chez Dante qui nommait cette justice divine le “contrappasso” ou “souffrance en retour”, sorte de loi du talion. Mais chez le bourgeois Boccace, postérieur à Dante, le ressort socio-économique l’emporte. Il n’est pas sexuel au sens où nous l’entendons. Surtout, au Moyen Âge comme à la Renaissance, l’amour passionnel éprouvé par Nastagio est souvent classifié comme la maladie des élites, conformément à la médecine gréco-arabe latinisée par Constantin Africain (†1087) et Gérard de Crémone (†1187). Point ici de sentiment romantique et moins encore de cette grande émotion médiatique à la mode aujourd’hui. Les fous d’amour ne vont pas pleurer sur Facebook, ils se retirent loin du commun des mortels pour mourir. De là l’isolement sylvestre de Nastagio. Ce qui relève certainement d’Eros, chez Boccace, est la mort d’amour de l’aristocrate, hypnotisé par l’icône féminine, cas typique de mélancolie fatale avec son lot de délires visuels. Elle est provoquée non par le “sexe” de la dame, en son sens génital, mais par l’hereos, équivalent latin du terme arabe ilisci, ce mal d’amour qui infecte l’imagination au centre du cerveau et mute l’amant halluciné en un fou suicidaire, prêt à se laisser périr d’inanition. Boccace souligne bien que Nastagio “ne se souvient ni de manger ni d’autre chose”. Depuis Rufus d’Éphèse (150 av. J-C), Rhazes (†925), Avicenne (†1037), Constantin Africain (†1087) et Arnaud de Villeneuve (†1311), les médecins cherchent à comprendre et à guérir cette frénésie autodestrutrice, fort bien étudiée par d’éminents spécialistes (voir D. Jacquart et C. Thomasset, Sexualité et savoir médical au Moyen Âge, Paris 1985, p. 115-120; J.-Y. Tilliette, Les fous d’amour au Moyen Âge). Or, ces quelques éléments de compréhension du Nastagio de Boccace ne sont jamais fournis durant la si singulière émission de France Culture.

Accordons à Mme Ana Debenedetti, directrice de la Fondation Bemberg, d’avoir au cours des vingt premières minutes du programme tenté de contextualiser et de moduler, timidement à notre goût, la virulence dénonciatrice d’un slogan indémontrable : Botticelli fut le premier metteur en scène du massacre patriarcal des femmes. Son “mauvais rêve” fut la soumission féminine, le “gynocide” enseigné par l’image à la Renaissance. Le raisonnement (si c’en est un) ne fait pas un pli. Analysons-le en toute sérénité.

Déjà, comment fonctionne le malentendu initial de ce discours, dont découle une série d’erreurs factuelles et de raccourcis fallacieux ? Il suffit d’y réfléchir, la peinture sous accusation n’a jamais été le mauvais rêve de Botticelli, simple peintre sur commande du récit de Boccace, mais l’hallucination d’un Nastagio frappé de mélancolie. Tenons compte de cette différenciation biographique absolument capitale, passée trop aisément sous silence.

Le seul rêve authentiquement autobiographique dont Botticelli fut l’acteur et le narrateur, nous l’avons trouvé chez Ange Politien puis étudié dans notre essai Le Songe de Botticelli (Hazan 2022, p. 17-19). Que relate-t-il en bref ? La répulsion éperdue pour le mariage d’un Botticelli fuyant la femme qu’on le force à épouser malgré lui. Effectivement, les beaux garçons eurent toujours la préférence marquée du peintre de Laurent le Magnifique, qui s’en amusait allusivement dans son poème en forme de banquet bachique, les Soiffards, terminé deux ans après le cycle de Nastagio (voir Le Songe de Botticelli, p. 124-127). Les dates coïncident. Voilà qui tombe mal à propos pour la thèse de Didi-Huberman et pour son corollaire : Botticelli contraint les femmes à s’offrir en mariage sous la menace visuelle du dépeçage. C’est Botticelli qui se serait fait mettre en morceaux plutôt que d’épouser une dame ! Malgré tout, on soutiendra encore que le peintre est complice de Boccace, donc coresponsable du délit ? Mais les couches de sens du récit boccacien démentent le postulat d’une violence libidinale déchaînée par des mâles en rut. Tous coupables ? Pas vraiment. Botticelli a peint l’effroi et spécialement le courage de Nastagio volant au secours du spectre de la malheureuse victime. Comme le raconte Boccace, il tente désespérément d’empêcher le meurtre, armé d’une longue branche en guise de bâton (Fig. 2). C’est qu’il croit encore secourir une femme réelle. Il ne subsiste aucune ambiguïté possible.

 

Fig. 2 Détail du premier épisode : Nastagio défend la victime avec une branche

 

Nastagio accuse aussitôt le chasseur qu’il affronte bravement, de se conduire en vulgaire assassin et non en noble chevalier tenu au respect d’une femme, créature humaine à défendre coûte que coûte : “Je ne sais qui tu es … mais laisse-moi te dire que c’est grande vileté de la part d’un chevalier armé que de vouloir tuer une femme nue, et d’avoir lâché les chiens à ses côtés, comme si c’était une bête sauvage. Sois sûr que je la défendrai autant que je pourrai” (traduction de G. Clerico, in Boccace, Le Décaméron V, 8, Paris 2006, p. 494). Ce n’est qu’après avoir réalisé qu’il rêve, et devant l’inflexible volonté divine du “contrappasso” réaffirmée par le chasseur, que Nastagio se résigne mal volontiers à contempler un simulacre d’exécution en frissonnant d’horreur (Fig. 3). Soulignons cette opposition physique et cette dissociation morale, plastiquement traduites par Botticelli. Évidence indéniable. De surcroît, la révélation fantastique atteste que le carnage, jamais commis, n’est qu’une apparition imaginaire. Comment cela est-il possible ? Nastagio contemple sans doute ce que Robert Klein nommait dans La Forme et l’Intelligible (Paris 1970, p. 89-124) un “enfer ficinien”, un espace hallucinatoire d’expiation imaginale où les âmes damnées, selon le philosophe néoplatonicien Marsile Ficin, répètent leurs fautes et reproduisent leurs vices à l’infini, comme nous l’expliquions en 2017 dans Voir l’Enfer. L’expiation hallucinatoire punit l’inhumanité de la femme et le suicide consécutif de sa victime. Double damnation. Quelle punition pour la femme ? Son cœur “froid et cruel” est donné aux chiens. Et pour l’homme ? Il doit pourchasser “comme une ennemie” celle qu’il adore. La justice et la puissance de Dieu le veulent ainsi. Pour incompréhensibles que nous soient ces culpabilités théologiques d’un autre âge, n’éliminons pas leurs causalités, sauf à vouloir démolir ensemble le récit de Boccace et la peinture de Botticelli.

 

Fig. 3 Détail de Nastagio se détournant avec horreur

 

Maintenant enchaînons. Que l’héroïne dépecée dans le conte de Boccace n’incarne nullement une Vénus ou une nymphe, mais un personnage littéraire autonome, ne troublait pas Didi-Huberman et ne trouble pas plus ses disciples, enferrés dans l’erreur du maître. Que leur importe d’ailleurs que l’Aphrodite de Botticelli ne soit pas une martyre, mais la déesse à la nudité rayonnante de la Naissance de Vénus que nous admirons aux Offices, comme l’ont perçu d’excellentes historiennes de l’art ? Autre évidence malmenée. Pourquoi ? “Il n’arrive pas que des bonnes choses à Vénus” (dixit Didi-Huberman). Par ces mots on cherche à nous persuader que la Renaissance, toujours elle, invente le calvaire éternel des femmes, ce même calvaire qui s’étale en première page de nos tragiques chroniques judiciaires.

Commençons par une notation élémentaire, qui bouscule les lignes chronologiques : Boccace et Botticelli recyclent la très vieille tradition misogyne des multiples fabliaux du Moyen Âge, comme l’ultra violente Dame écouillée de 1250 (éd. C. Debru, Paris 2009), virago à laquelle on fend les reins ou les fesses (“naches”). L’émission omet de le dire et tire un gros trait sur l’enquête iconographique, comme si à la Renaissance les textes littéraires antiques et médiévaux ne nourrissaient pas savamment des images faites pour qu’on réfléchisse et creuse ce qu’elles cachent derrière l’apparence.

Déplorons aussi cette faute manifeste : l’écart factuel et temporel entre la fiction picturale et le meurtre contemporain se trouve purement et simplement nié, et ce refus fâcheusement dissimulé sous l’accusation. À quoi bon la distance historique, garante de justesse ? Non, le XVe siècle vaudrait le XXIe siècle et le peintre de la Renaissance penserait comme l’assassin de nos assises. À ce degré zéro de l’histoire de l’art et de l’histoire tout court, on regrette de le constater, une négation herméneutique décomplexée sévit chez les détracteurs de Botticelli. Dès lors, sa peinture n’est plus à comprendre comme une oeuvre du passé. Elle s’écrase sur l’actualité. Elle n’a plus qu’un premier degré et qu’une seule dimension : le crime. Peindre une fiction littéraire au XVe siècle inciterait concrètement, en 2025, une meute de mâles sadiques à punir une femme qui se refuse. Réciproquement la criminalité contemporaine imiterait l’art florentin. Le Quattrocento se trouve pris implacablement au piège du fantasme moderne. Pauvre Warburg, pauvre Panofsky, pauvre Baxandall !

Nous n’inventons rien des propos tenus. Ils télescopent le fait divers et la peinture pour faire grimper l’émotion morbide. N’est-ce là qu’un procédé sophistique, une “émotionalisation” de l’art privilégiant l’émoi romancé au détriment de l’élucidation iconographique ? Un contre-exemple suffira.

Que penserait-on d’une histoire de l’art soutenant que le génial Domenico Ghirlandaio peignit son sanglant Massacre des Innocents (Fig. 4) dans la chapelle Tornabuoni en 1490, et qu’il y montra des nourrissons mutilés, amputés, décapités pour faire l’éloge des infanticides de masse, tels ceux perpétrés sous nos yeux à Gaza ou ailleurs ? On jugerait que cette discipline a perdu la raison, qu’elle déraisonne au sens que le pathos incontrôlé fait brutalement chuter son raisonnement. On estimerait qu’elle n’enseigne rien, qu’elle prend son public pour un peuple d’émotifs sans cervelle, trop sots pour mériter des explications.

 

Fig. 4 Détail de la Strage degli Innocenti, Ghirlandaio, 1490, Florence, Chapelle Tornabuoni

 

En conséquence on ne nous parle jamais d’esthétique, ni d’iconologie, mais de pièce à conviction, quoique très manipulée à vrai dire. On criminalise l’oeuvre d’un peintre, mais pas n’importe lequel : on obscurcit le phare de la peinture érudite florentine et de l’humanisme renaissant, la cible des antihumanistes. Ce genre de diffamation qui s’ignore, volontairement ou non, voisine avec des vandalismes de l’art plus grossiers, plus agressifs (avec jet de soupe et autre), qui exploitent cependant à leur avantage le même principe de notoriété négative : s’en prendre à la quintessence artistique, étouffer toute forme d’admiration sous la vindicte.

L’efficacité médiatique d’une telle police culturelle, repose sur sa cécité. On y traîne au commissariat des moeurs le responsable posthume d’un délit pictural qu’il n’a nullement commis d’abord parce que ce n’est pas son rêve, ensuite parce qu’il s’inscrit dans l’irréel de l’art. Une fiction ? On s’en moque bien ! Botticelli, ce criminel du pinceau, n’a droit à aucune défense devant un tel tribunal. Est-ce pourquoi les admirables travaux d’Alessandro Cecchi, de Cristina Acidini et d’autres spécialistes sont délibérément occultés, avec les études magistrales de Vittore Branca (Boccaccio visualizzato, Torino 1999) et de Monica Centanni (La Calunnia di Botticelli, Roma 2023) sur l’iconographie du Décaméron, qui est précisément l’objet de l’émission ? De même, les enseignements trop contrariants de savants comme Gombrich et Panofsky, sont-ils évacués d’une vision unilatérale s’apparentant à un copié-collé des thèses de Didi-Huberman, adversaire autodéclaré de l’humanisme intellectuel panofskyen en France (voir Devant l’image, Paris 1990, p. 135-145).

Par acquis de conscience et pour ne rien négliger, écoutons l’indice ultérieur avancé par un invité, Ivan Jablonka, moderniste et romancier spécialiste du féminicide, fermement convaincu lui aussi que “Botticelli participe d’une culture gynocidaire”. Que veut dire “participe” ? Mystère. L’auteur de Laetitia, roman d’un effroyable dépeçage réel – selon lui “pas très différent de Botticelli” (sic) – livre un témoignage confondant de détournement des sources. Le voici tel quel : la Renaissance divulgue des traités d’anatomie remplis de femmes écorchées, de matrices disséquées et de viscères féminins. Le peintre du “gynocide” appartient évidemment à cette triste lignée de mutilateurs. Pourtant, si l’on daigne s’en souvenir, le grand Vésale dissèque aussi des mâles, tandis que les anatomistes du XVIe siècle, éplucheurs de pénis, plongent studieusement leurs lames dans les verges, les testicules et les vessies masculines, comme le prouve un minutieux dessin de Léonard de Vinci conservé à Windsor Castle (voir R. L. 19098v). Au fait, ce Léonard, dessinateur attentif de coupes génitales mulièbres, n’est-il pas un vilain “gynocidaire” lui aussi ? Ah! comment trancher ? C’est vraiment le cas de le dire. On voit ce qu’il en coûte de confondre délinquance sexuelle, peinture et dissection scientifique au nom d’un moralisme de l’art que Jacques Guillerme épinglait déjà dans son Atelier du Temps (Paris 1964).

À propos de délinquance, une enquête eût été souhaitable dans les archives criminelles, pour vérifier si jamais Botticelli maltraita quelque pauvre femme. La vie n’est-elle pas comme l’art, et l’art comme la vie, du moins selon les accusateurs de l’artiste ? L’émission n’a-t-elle point pour titre Allons-y voir ? Justement, nous étions allés y voir en 2022 dans Le Songe de Botticelli et les dénonciations réelles qui visèrent le peintre, par nous soigneusement étudiées dans les archives des Officiers de Nuit, vigilante brigade mondaine florentine, révèlent au contraire ses penchants “sodomites”, entendez bien son amour exclusif des éphèbes. Piètres antécédents pour un obsédé de chair féminine.

Avouons une inquiétude finale, que nous pensons légitime au vu des évènements récents qui touchent l’art et intéressent les revendications militantes. La cause féministe, prioritaire autant que celle de l’éducation et de la culture, ne mériterait-elle pas mieux ? En massacrant symboliquement le patrimoine florentin, qui peut sérieusement croire faire avancer la dignité des femmes dans le monde ? Qui pense honnêtement contribuer de façon constructive au féminisme du XXIe siècle ? De telles outrances pourraient se retourner contre la bonne intention qui les motive ; les réactionnaires phallocrates de tout poil guettent ce genre d’occasion. Elles pourraient aussi nuire à Botticelli et à ses peintures, jusqu’à présent épargnées par les vandales de tout crin avides de mauvaises justifications.

Conjurons joyeusement ces périls et tâchons plutôt de défendre une histoire de l’art lucide pour un public éclairé. Puisqu’on nous parle de sexe, raisonnons sur la sexualité ancienne, catégorie mise en cause par Michel Foucault, lumière du Collège de France, comme un objet indépendant de notre modernité, sans corrélation avec nos normes et notre éducation sexuelle. D’où l’improbabilité d’un quelconque rapport de cause à effet entre le XVe et le XXIe siècle. À l’évidence, les genres sont si poreux au Quattrocento, particulièrement à Florence, qu’une lecture foncièrement criminalisante des images de Vénus a toute chance de se fourvoyer.

Ainsi les cassoni florentins figurant Vénus ou Hélène de Troie, ne sont-ils pas forcément, comme le décrète négativement l’émission, “des cours d’éducation sexuelle inculquant la soumission totale de la femme”. Les Florentines furent-elles par hasard les esclaves sexuelles de leurs époux ? Tel ne semble pas être l’avis de notre collègue Rebekah Compton (Venus and the Arts of Love in Renaissance Florence, Cambridge 2021, p. 61-73) quand elle insiste, selon nous avec raison, sur l’exaltation de la chair et de la fécondité féminines, valeurs socialement positives à l’époque des Médicis et triomphalement incarnées par la Vénus de Botticelli.

Si l’on exige de nous une preuve supplémentaire, il suffira d’aller au Louvre pour admirer le desco da parto, le plateau d’accouchée offert à une riche parturiante (Fig. 5), où une glorieuse Vénus auréolée rayonne sur des chevaliers à genoux, de Pâris à Lancelot, entièrement soumis à leur déesse. Autant d’amoureux chevaleresques réunis dans le rêve courtois d’un jardin saturé par la présence d’Eros (les deux anges rouges, griffus comme la passion, de part et d’autre de la mandorle), ne sont pas là pour commettre un massacre, mais pour une reddition. Ils capitulent d’un commun accord aux pieds de leur souveraine. Là aussi manuel d’éducation sexuelle ? Mais à l’usage d’hommes agenouillés dans l’adoration pacifique de la reine des femmes !

 

Fig. 5 Desco da parto toscan du XIVe siècle, Louvre RF 2089

 

Et quant au soi-disant sadisme machiste propre à la Renaissance, si tant est qu’il soit réel, ne connaît-il jamais sa réciproque, c’est-à-dire son renversement de la femme sur l’homme ? Cette interrogation en vaut la peine. Et sa réponse est seulement connue des “travailleurs de l’esprit” comme les aimait Alfred Weber, le frère du grand Max, ces intellectuels qui fréquentent encore quotidiennement les musées et les bibliothèques pour leurs recherches obscures et silencieuses, bien éloignées d’une sphère médiatique gagnée par l’ignorance.

Voyez donc cette gravure florentine intitulée Crudeltà d’amore, la Cruauté d’amour. Nous la choisissons parmi les fameuses Estampes Otto (Fig. 6), sorties de l’atelier de Baccio Baldini, un contemporain exact de Botticelli. Elle vaut vraiment d’être glosée. Que peut-on y observer ? Une noble dame arrache le cœur d’un page énamouré, capturé et ligoté à l’arbre contre lequel il subit sa cardiectomie érotique. Ne sommes-nous pas dans un bois, comme Nastagio degli Onesti ? Surprise, la victime est cette fois-ci un beau jeune homme. Telle est la cruelle loi médiévale de la réciprocité amoureuse, sur laquelle nous voulons insister et qu’aucun amant ne saurait enfreindre sans en payer le prix. La dame a largement fendu le poitrail pour s’emparer du cœur masculin qu’elle brandit fièrement comme un trophée. Une femme mutilant un homme, est-ce moins horrible pour autant ? Voilà une bonne question à débattre, tout aussi problématique, en vérité, que la thèse invérifiable d’un Botticelli “gynocidaire”.

 

Fig. 6 Crudeltà d’amore, Baccio Baldini vers 1480, British Museum, R. N° 1852, 0424.7

 

Enfin, considérez l’impitoyable Frau Venus und der Verliebte ou Dame Vénus et son amant (Fig. 7) dans l’estampe gravée par l’allemand Casper vers 1485, précisément à l’époque du Nastagio botticellien. Regardez bien cette Vénus meurtrière tout en armes, crocheter, embrocher, écraser, fendre, hacher, scier et brûler le cœur rouge démultiplié du pauvre damoiseau éperdu, prêt à affronter pour sa belle les plus rudes épreuves d’un donjon BDSM indubitablement médiéval. Afin d’instruire le public français, nous traduisons volontiers du vieil allemand quelques extraits du monologue que le supplicié adresse dévotement dans des cartouches, comme en une amusante BD, à chaque instrument de son propre martyre :

 

“Elle a pris soin de m’embrocher le cœur (la lance de Vénus) …

J’ai tant aimé celle qui m’a transpercé le cœur (la flèche de Vénus) …

Je dois la remercier de m’avoir fendu le cœur d’un coup de lame (le poignard de Vénus) …

Je ne peux résister à celle qui me scie le cœur en deux (la scie de Vénus)”.

Fig. 7 Frau Venus und der Verliebte, Meister Casper vers 1485, Berlin, Kupferstichkabinett,  N° 467-1908

 

Par un petit détournement humoristique de Didi-Huberman, qui nous le pardonnera bien, concluons en souriant qu’il n’arrive pas “que des bonnes choses à l’amant de Vénus”, oh ! non. Et souhaitons qu’autant de contradictions et de contre-exemples calmement expliqués, rétablissent une vérité pourtant simple à entendre : l’histoire est une herméneutique soigneuse et sans dogme, dont il faut calibrer et recalibrer les jugements avec une exactitude infinie. Sa mission n’est ni de condamner, ni de quereller, mais de réfléchir et de comprendre les faits, les documents et les images avec une parfaite liberté d’esprit. Tout comme la peinture elle-même qui, selon Charles Baudelaire dans le Salon de 1846, reste toujours “un art de raisonnement profond”.