Fabien Boitard est un peintre français. Actuellement représenté par la galerie Renard Hacker, il a participé à de nombreuses expositions dans des institutions publiques. Œuvrant dans le registre figuratif, il est à l’origine de la polyfacture, méthode visant à combiner des factures appartenant à différents registres visuels. Réfléchissant à la façon dont chaque gestuelle implique une symbolique spécifique, il donne à voir l’articulation entre la peinture-matière et la peinture-sujet propre à cet art. C’est pour cette raison qu’il est l’invité de la rubrique « méta » tout au long de l’année 2025.
Orianne Castel : Notre dernier entretien portait sur les paysages. J’aimerais à présent que nous abordions votre manière de représenter les animaux, car, comme pour les paysages, il me semble qu’il y a peu de tableaux d’animaux dépourvus de présence humaine dans votre production. Il y a souvent des habitations, des clôtures, ou même, comme dans Le cormoran, des villes entières. Pourquoi ?
Fabien Boitard : Représenter les animaux, que j’aime beaucoup depuis l’enfance, est un excellent moyen de cristalliser notre rapport à eux, mais plus largement à la nature. Je place les arbres et les fleurs dans le même ensemble. Dans mes peintures, ce sont souvent les témoins d’une scène, mais dans le tableau Le Cormoran, les deux canards et le cormoran sont les acteurs d’une scène de pêche. Une scène nécessite un décor, et celle-ci a été l’occasion de peindre ma ville de naissance. Je suis originaire de Blois, du côté de Vienne, sur la rive gauche de la Loire qui borde la ville. Le cormoran, qui ne vivait pas dans cette région lorsque j’étais petit, a tout colonisé. Il a la réputation de tout manger, alors que dans le Loir-et-Cher, comme dans mon tableau, le poisson est d’or.

O.C. : Le cormoran mange le poisson que se réservait le pécheur mais y a aussi une dimension de menace pour les animaux dans cette proximité humaine. Lorsque vous représentez des hommes, aux côtés des animaux, ce sont souvent des chasseurs. Pouvez-vous nous en dire davantage sur ces scènes de chasse que vous classez également dans la catégorie « bestiaire » ?
F.B. : Oui. Les chasseurs ne sont pas des gens que je mets en valeur. Il se trouve qu’une fois, alors que je me promenais dans la nature, j’ai vu des petits points orange dont l’aspect fluorescent rompait avec les autres couleurs plus harmonieuses du décor. Il n’y a aucune teinte naturelle qui produise cet effet optique, et j’ai pensé que ce orange faisait tache dans le paysage. Cette couleur bizarre et artificielle était comme un papier sur un beau chemin. Cette idée me plaisait bien et m’a donné l’occasion de repenser mes paysages. J’ai trouvé que ce « faire tache », pour nous, humains, était un point de départ pictural intéressant, et je l’ai travaillé pour la série des Battues.

O.C. : C’est un raisonnement assez étonnant, très visuel, je n’aurais jamais pensé les choses ainsi. Est-ce de cette idée de tache qu’est né le tableau « Réchauffement » ? J’aime beaucoup le contraste entre l’aspect velouté du plumage vert du canard et cet œuf au plat très prosaïque disposé dans le ciel. Est-ce une autre manière de représenter la menace humaine ?
F.B. : C’est une manière pour moi, plus naïve peut-être, plus drolatique, presque enfantine, de raconter le réchauffement climatique. J’ai choisi un décor classique, un cours d’eau qui, par son ambiance, évoque une esquisse du XVIIᵉ siècle, et j’y ai ajouté différents éléments comme le canard qui fait penser à un sex-toy ou l’œuf au plat qui devient un soleil. Mêler ces différentes factures, porteuses chacune d’une intention, m’a permis de traiter ce sujet grave avec légèreté.

O.C : C’est en effet l’humour qui prévaut dans cette œuvre mais vous pouvez, par votre travail, vous montrer assez violent envers les animaux. Je pense notamment à l’œuvre Séparables, où vous reprenez ce geste que vous utilisez pour « cravater les puissants de ce monde ». Ici, vous ne vous contentez pas de représenter la violence, comme dans les scènes de chasse, vous accomplissez un geste violent. Je dis cela parce qu’il me semble que, lorsque Fontana transperce sa toile, il ne représente pas un tableau ayant subi un dommage : c’est lui qui le détruit. Il me semble qu’il en va de même pour vous ici. Pourquoi ?
F.B. : Comme Fontana, effectivement, je détruis par un geste spécifique, mais quand lui détruit une couleur ou une surface plane, de mon côté, je détruis une image et ce qu’elle représente : un couple d’oiseaux, et de façon très brutale. Mon but est de démontrer que oui, les inséparables sont séparables. CQFD… Cette action de transpercer l’image est un geste radical, iconoclaste, un sacrilège proportionnel à celui des personnes qui usent d’images pour propager des contre-vérités. Malgré nous, et depuis le concile de Nicée en l’an 325, la société n’a pas cessé d’utiliser des images pour raconter, mais, de Jésus à Mickey, elle en a aussi usé pour faire du marketing ou de la propagande. Il faut détruire l’image, mais de quelles images parle-t-on ? Lucio Fontana ne répond pas à cette question, il ne s’engage pas. Son geste est une re-présentation. C’est un geste affecté qui ne dit ni pourquoi ni à qui il est adressé et qui, par conséquent, ne fait de mal à personne. C’est un geste apolitique qui, pour cette raison, sera valorisé et deviendra, pour finir, une niche esthétique et fiscale ? (Sourire)… Une marque !

O.C : Nous reviendrons dans notre dernier entretien à cette question de la politique mais je disais cela aussi parce que, dans les gestes que vous employez pour signifier la violence (envers l’image donc et non envers le sujet), il y a cette série consacrée aux oiseaux mazoutés où, finalement, ce sont les dégoulinures de peinture — votre propre matière — qui prennent littéralement la place du pétrole. Pouvez-vous nous en dire davantage sur cette série, et aussi sur sa version en sculpture ? Il me semble que ce sont les seules sculptures que vous ayez jamais réalisées, et qu’elles rendent encore plus palpable cette confusion entre peinture et pétrole.
F.B. : J’ai effectivement réalisé une version céramique des corbeaux mazoutés dans le cadre d’une résidence de l’association Artelinea, à laquelle les artistes Maurin & La Spesa m’avaient invité à participer. Sur les toiles, la peinture, par son état, par sa facture liquide, devient semblable à du pétrole. J’aime beaucoup qu’une intention figure son objet. J’ai préféré utiliser la matière/peinture pour son potentiel narratif/poétique, plutôt que de représenter ce même mazout dans un réalisme laborieux. Tout dépend de l’enjeu. Sur les céramiques, l’engobage — c’est-à-dire le revêtement d’argile liquide appliqué avant cuisson — a également l’apparence du pétrole, mais j’ai dû modeler chaque grosse goutte pour créer l’illusion d’un épais et visqueux engobage d’émaux noir mat. Je ne sculpte pas en ce moment, et ça me manque parfois.
