Du 4 septembre au 31 octobre 2025, la galerie Analix Forever présente « Voyage vers l’inconnu », la première exposition personnelle en Europe de l’artiste kurde-irakien Serwan Baran – après le Pavillon irakien à la Biennale de Venise en 2019. Arrivé du Caire valise à la main, l’artiste dévoile une nouvelle série de peintures où des silhouettes hagardes et épuisées se croisent dans un même espace : l’aéroport, ce non-lieu devenu symbole de départs contraints. Ici, l’exil – l’un de ses thèmes centraux – se fait chair, mémoire collective et écho intime de son propre vécu.
Un chemin entre errance et espoir
De la détresse post-traumatique à l’abandon des corps, Serwan Baran compose un théâtre tragique d’ombres humaines : silhouettes inertes, visages effacés, regards égarés, âmes dissoutes. Ses toiles déploient le récit de la fuite d’hommes sous divers états émotionnels : accablement, peur, emprise ou contrôle. Avec pour seul compagnon une valise, ces hommes tentent de s’échapper vers un autre monde, quel qu’il soit, pourvu que s’éloignent le vertige de la mort et l’odeur métallique du sang. Chaque seconde devient un compte à rebours, chaque pas un geste de survie. L’artiste nous conte sa propre expérience : soldat et prisonnier de guerre, puis exilé à Beyrouth et au Caire, il porte en lui la mémoire d’une violence incessante. Serwan Baran peint le chaos – à la fois artistique et réel – où les hommes ne sont plus que des fragments emportés par le tumulte du monde. Dans cette foule ardente aux destins brisés, tous partagent le même sort : celui de l’exil, suspendu, entre errance et espoir.
Dans l’une des salles d’Analix Forever, Serwan Baran délaisse un instant la peinture et empoigne le stylo noir, saisit le carnet vierge et s’abandonne à la spontanéité du trait. Sur le mur blanc, le monde se fige dans l’urgence : des figures qui s’échappent, qui se débattent. Un hall d’aéroport semble s’être déployé. Mais la ligne tracée sur le pourtour cerne les individus présents en son centre, telle une frontière invisible, un périmètre interdit. Aéroport ou prison à ciel ouvert ? Le papier devient cellule, où sont confinés des hommes sans repères. Leur identité se dissout sous l’encre férocement répandue, rendant leur visage indiscernable. Privés de toute singularité et réduits à de simples corps en mouvement, ils ne subsistent que dans l’action. Une action commune comme un signe de résistance : celui de traîner, coûte que coûte, ce qu’il reste de leur vie vers un ailleurs toujours plus incertain. Le déplacement, dans son arrachement même, se mue en espoir. L’espoir de briser les chaînes de la condamnation, de reprendre possession de l’intégralité de leurs corps, hors du cadre.
Le tendre geste de la brutalité
Tout départ étant une déchirure, l’exil condamne à l’abandon des rêves, ne laissant pour horizon qu’une sécurité éphémère. Dans « Voyage vers l’inconnu », les toiles portant les stigmates de la violence vécue par les hommes du Moyen-Orient sont teintées de couleurs évocatrices, comme une provocation silencieuse : un moyen d’approcher le drame sans l’exposer frontalement, en le transformant en beauté. Peintre de sa propre mémoire, l’artiste oscille entre tendresse et brutalité et ses pinceaux sculptent les visages avec douceur… Le lien entre Serwan Baran et son art est indissociable. Les hommes qu’il représente sont des fragments de lui-même, miroir de ses affects. Couche après couche, détail après détail, le souvenir douloureux se mue en émerveillement chromatique, où chaque geste, chaque nuance, raconte la tension entre fragilité du corps et force de l’esprit.
Sans titre (2025) incarne cette dualité entre brutalité et tendresse, douleur et répit, comme deux pôles structurant l’univers singulier de Serwan Baran. Sur ce fond azuré, aux traits effacés et vacillants, des corps effondrés, vaincus par la fatigue, s’abandonnent à l’attente interminable d’un vol. Couleur de légèreté, de rêve, le bleu devient ici un poids écrasant, rendant l’atmosphère suffocante. Sous le ciel lourd, les figures, multipliées jusqu’à disparaître hors du champ, basculent dans un sommeil comateux – comme métaphore de la mort de l’être. Les valises, auparavant si pesantes qu’elles projetaient les individus hors d’eux-mêmes, apparaissent désormais vides, dépourvues de tout contenu. Sur le point de fuir, de s’envoler, les hommes ne sont plus qu’un amas de corps dépouillés jusqu’à la nudité et, privés de leurs derniers biens, ils deviennent les témoins muets d’une déshumanisation radicale – conséquence irréversible de la guerre.

La création comme libération
Pour Serwan Baran, peindre est une nécessité vitale, presque respiratoire. Ses œuvres dépassent la simple représentation : elles deviennent mémoire et témoignage, dénonciation et interrogation. La création est pour lui une forme d’action, de libération et de prise de position. « Voyage vers l’inconnu » révèle les conséquences d’un regard trop souvent détourné, dénonce la condition d’hommes contraints. Chaque toile porte la trace du déracinement : nul n’y échappe, hommes de pouvoir comme citoyens anonymes, tous confrontés à la même fatalité.
Lors de son séjour à Chêne-Bourg, poussé par ce besoin irrépressible de création, Serwan Baran réalise une toile inédite pour son exposition. Sur celle-ci, des silhouettes en costumes se déplacent d’un pas mesuré, le visage fermé, les gestes maîtrisés. Des traînées rouges envahissent l’espace, s’accrochent à leurs visages, teintent leurs cravates, s’infiltrent jusque dans leurs yeux. Sang coagulé ou pouvoir déversé ? Rien ne semble les atteindre. Comme si ces traces n’étaient que poussières. Pourtant, chaque parcelle de leurs corps porte la marque de leur impunité maculée de sang. En contrepoint, l’une des œuvres de Serwan Baran met en scène des corps dénudés, livrés à l’instabilité chaotique du décor dans lequel ils sont plongés. Gestes désarticulés, silhouettes éparpillées : ils incarnent la vulnérabilité des citoyens happés par la tourmente. Prisonniers d’une histoire qui les dépasse, ces êtres se dissolvent dans la mêlée rouge, là où l’émotion prend le contrôle. Ce contraste, entre rigidité des puissants et désarroi des anonymes, dévoile un monde où le crime se tisse intimement avec l’indifférence.

« Que vois-tu ? Tout ici est représenté
C’est mon art, ma vie.
Il suffit d’ouvrir les yeux »
L’art de Serwan Baran est un témoignage à la fois intime et universel,
une invitation à plonger dans un dialogue intérieur,
silencieux, vibrant d’émotions.
Pour en savoir plus sur Serwan Baran :
Barbara Polla, F… moi la paix : une histoire d’art et d’engagements, La Muette, 2024
Selections, Issue 69, Being Serwan Baran, 2024 : https://issuu.com/selectionsarts/docs/issue_69_being_serwan_baran_
https://gooutmag.ch/serwan-lecho-des-ombres/
https://le-chat-perche.ch/fuir-le-chaos/