Albert Camus, Jonas ou l’artiste au travail

Albert Camus, Jonas ou l’artiste au travail
Détail de la couverture du livre " L’exil et le royaume " d’Albert Camus.
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Camus (1913-1930) est un écrivain français qui n’est plus à présenter. Prix Nobel de littérature en 1957, il s’inscrit dans la tradition de la NRF (Nouvelle Revue Française) en considérant la littérature comme un art. Cette conception traverse ses différents écrits comme en témoignent ses carnets, ses discours, ses préfaces, mais surtout certains de ses personnages. Deux œuvres sont centrées sur le personnage prototypique du peintre. La première est un mimodrame, La vie d’artiste, datant de 1953. Ce petit écrit de six pages, centré sur le jeu d’acteur, met en scène un peintre qui ne s’interdit aucun sujet. Ce personnage commence à dérouler une carrière d’artiste qui finit étouffée par l’excès de socialisation qu’apporte le succès. Il se rebelle alors et se consacre entièrement à la réalisation de son chef-d’œuvre. Cependant, le jour où son magnifique tableau est fini, sa femme qu’il a délaissée meurt. Revivant le drame de Monet, ce jour-là, son amour ne pourra plus s’exprimer qu’à travers la peinture de sa compagne morte. Le second texte est une nouvelle, Jonas ou l’artiste au travail, écrit deux ans plus tard, parue en 1957 dans le recueil L’exil et le royaume et rééditée en 2024 dans la collection Folio des éditions Gallimard. Le héros en est toujours un peintre, assujetti aux mêmes difficultés que le précédent, mais cette fois Camus le confronte à un mythe. Le peintre Jonas devient un prophète. Il endosse ainsi la condition de son homonyme dont les trois grandes religions monothéistes ont raconté les difficultés qu’il avait eues à accepter sa condition.

Pour Jonas, être artiste fait partie de sa destinée. Il est peintre, il ne le devient pas. Il n’a pas choisi cette façon d’être au monde mais il se sent incité à peindre. Un prophète doit prophétiser, un peintre doit peindre. C’est dans l’ordre du monde. Le Jonas de Camus, à ses débuts, non seulement accepte mais croit en sa « bonne étoile ». Grâce à cette dernière, il ne peut que réussir. Il lui suffit de respecter une certaine discipline de travail. Sa compagne l’aide et il avance. La satisfaction que donne une tâche bien accomplie peut suffire à renforcer l’estime de soi et il se sent bien. La naissance d’enfants ponctue la création artistique et le succès pressenti arrive.

Cependant, la gloire s’accompagne d’un lot de rencontres qui deviennent rapidement ingérables et brisent l’harmonie de départ. Bien qu’intéressantes, ces relations perturbent les visées créatrices du héros. Progressivement, il quitte la minorité des artistes élus et leurs obligations pour rejoindre la majorité de ses pairs admiratifs mais, pour certains d’entre eux, très affairés. Contrairement à son double légendaire, ce n’est pas lui qui décide d’échapper à sa condition, c’est son environnement social qui le détourne de son devoir. Il se laisse absorber, tout comme ses proches, par la vitalité du microcosme qui l’entoure et peut de moins en moins retrouver les conditions de possibilité d’exercice de son art. Il devient improductif. L’artiste exceptionnel qu’il était a disparu. Il perd son aura. Ses anciennes œuvres paraissent dépassées et il n’en crée pas de nouvelles. Déçu, son groupe affinitaire se referme, puis le rejette.  « Jetez-moi dans la mer… car je sais que c’est moi qui attire sur vous une grande tempête ». Le monde de l’art répond à l’injonction du verset biblique que Camus a placé en épigraphe. Cependant, si Jonas assume sa responsabilité dans le désastre qui le touche ainsi que par ricochet ses anciens admirateurs, son bannissement ne suffit pas à lui redonner son identité première. Il a perdu sa boussole. Apatride, il erre alors « dans les quartiers excentriques » de la ville. Il recherche, à travers des ersatz, son excitation créatrice. Il se fait de nouveaux amis et c’est finalement par cet anti-groupe de référence qu’il retrouve la force de lutter. Les excès repérés par sa compagne, parce qu’incompatibles avec les valeurs de son identité première, lui font honte et impulsent son redressement. Il s’isole alors et, dans un nouvel atelier, ventre de sa propre baleine, travaille à retrouver son étoile.

Seul, mais à l’écoute des murmures du monde, il finit par réaliser un tableau où, en bon prophète, le « verbe » prend la place de la peinture. Le message est énigmatique, un mot qui pourrait être tout aussi bien « solidaire » que « solitaire » est écrit « en très petits caractères » au centre de la toile. Ce graphisme, synthèse de deux idées, reste à déchiffrer.  Il se situe sur la croix du châssis qui maintient la toile du tableau. La lettre ambiguë (d/t) se trouve au point de jonction de l’horizontale et de la verticale. Selon les linguistes, en tant qu’indice phonétique, elle définit la dimension sourd/sonore, seul trait d’opposition existant entre ces deux consonnes. Le silence de la création s’oppose ainsi au bruit du monde. Cette lettre indéchiffrable est également un indice sémantique. Elle renvoie les deux mots, malgré un suffixe adjectival commun (-aire), à deux étymologies distinctes par leurs radicaux. « Solidaire » vient du latin « solidus » : solide, ferme, alors que « solitaire » vient de « solus » : seul. Ces deux mots, par leur histoire, s’opposent dans leurs usages. Dans « solidaire », « chacun répond du tout » alors que dans « solitaire », « chacun est séparé du tout ». Cette nouvelle dimension, orthogonale à la précédente, redéfinit pour Jonas l’espace de sa création, espace homomorphe à celui du tableau. Nichés au centre, point d’équilibre de cette œuvre douloureusement élaborée, les deux mots se rejoignent et permettent à Jonas de trouver sa propre place. Reconnaissant son étoile à travers cette révélation, il s’effondre mais il créera à nouveau, même si ses doutes quant à son rôle, comme dans le mythe, devront sans doute être levés plus d’une fois.

« Les mythes sont faits pour que l’imagination les anime » disait Camus. À partir de sa nouvelle place, le peintre Jonas deviendra peut-être, comme certains artistes, un vrai prophète.

 

Albert Camus, L’exil et le royaume, Gallimard, 2024, 192 pages.