L’ambiguïté de Manet

L’ambiguïté de Manet
Édouard Manet, Olympia (1863), musée d’Orsay. Domaine public
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Dans un précédent article, nous évoquions la reprise par Yves Saint Laurent du Déjeuner sur l’herbe. Mais une autre toile d’Édouard Manet a, pour la même raison, retenu l’attention du couturier : Olympia. Offerte à l’État en 1890 par Claude Monet, qui avait lancé une souscription publique pour l’acquérir, elle est d’abord déposée au musée du Luxembourg, avant d’être transférée au Louvre en 1907. Présentée aux côtés de La Grande Odalisque d’Ingres, cette œuvre, qui fit scandale dès sa présentation en 1865, condense les tensions propres au peintre : entre provocation consciente et naïveté revendiquée. 

Une œuvre qui fit scandale

Peinte avant le départ de Manet pour l’Espagne, Olympia est présentée au Salon de Paris de 1865, l’exposition officielle des beaux-arts organisée par l’Académie. Contrairement au Déjeuner sur l’herbe, montré deux ans plus tôt au Salon des Refusés, l’œuvre est cette fois acceptée mais suscite un rejet encore plus virulent. Émile Zola, défenseur de l’artiste, ironise sur les réactions du public :

« Le chat noir, vous imaginez-vous cela ? Un chat noir, qui plus est. C’est très drôle… Ô mes pauvres concitoyens, avouez que vous avez l’esprit facile. »

Mais la critique n’est pas seulement amusée, elle est aussi violente. Théophile Gautier dénonce un tableau sans modelé, dont le nu chétif, aux chairs « sales », semble sans vie.
Un critique de l’époque surnomme même cette femme « Manette », du nom de l’héroïne du roman des frères Goncourt, Manette Salomon, dans lequel un peintre voit son talent ruiné par l’amour qu’il porte à son modèle.

Si Gautier voit dans cette œuvre « la volonté d’attirer le regard à tout prix », Manet, lui, semble sincèrement affecté. Il s’en plaint à Charles Baudelaire, qui lui répond avec une sèche compréhension :

« Il faut donc que je vous parle encore de vous ; il faut que je m’applique à vous démontrer ce que vous valez. C’est vraiment bête ce que vous exigez. “On se moque de vous ; les plaisanteries vous agacent ; on ne sait pas vous rendre justice, etc…” Croyez-vous que vous soyez le premier homme placé dans ce cas ? Avez-vous plus de génie que Chateaubriand et que Wagner ? On s’est bien moqué d’eux cependant. Ils n’en sont pas morts.»

Cet échange entre le peintre et le poète fait déjà apparaître le malentendu autour d’Olympia : ce n’est pas la peinture qu’on refuse, c’est ce qu’elle rend visible. Mais Manet pouvait-il réellement ignorer la façon dont sa proposition serait reçue ?

Une référence au passé… déjà problématique

Car Manet ne peint pas Olympia en dehors de toute tradition : il s’appuie au contraire sur un tableau célèbre et déjà controversé. Une femme nue allongée sur un lit au premier plan, le regard tourné vers le spectateur ; un animal de compagnie au niveau des pieds ; une suivante au second plan : la composition reprend en effet celle de la Vénus d’Urbino de Titien.

Or, ce tableau, très sage pour nos yeux contemporains, avait été perçu comme transgressif lors de sa création en 1538. Initialement conservée dans les collections de la famille d’Urbino, l’œuvre est admirée par Giorgio Vasari en 1548, qui est le premier à l’identifier comme une représentation de Vénus. En 1600, le duc d’Urbino, troublé par la nature du sujet, accepte de la garder, mais à contrecœur, avouant ne le faire que parce qu’elle est signée du célèbre Titien. À la mort du dernier duc, la peinture passe aux mains de la famille Médicis et intègre les collections des Offices, où elle demeure dissimulée derrière un autre tableau jusqu’en 1784, et n’est dévoilée au public que de manière exceptionnelle.

Manet sait-il que ce tableau était jugé obscène au XIXe siècle ? Peut-être pas. Mais cela ne signifie pas qu’il ne souhaite pas se situer du côté de la transgression, si l’on en croit ce témoignage rapporté, dans lequel il aurait dit :

« Je vais lui faire voir à ce Couture, qui me prend pour un con, que je sais faire un tableau, et que je sais même faire un tableau dans lequel je prends de la distance à l’égard des modèles classiques qu’il m’a inculqués. »

Et pour ce faire, pour opérer cet écart avec les chefs d’œuvre admirés par son ancien maître Thomas Couture, Manet s’inspire d’un autre tableau, encore plus scandaleux : La Maja desnuda de Francisco de Goya, nu peint vers 1800 dans le cadre d’une commande privée de Manuel Godoy, à l’époque Premier ministre du royaume d’Espagne. Ce tableau, dans lequel les poils pubiens de la femme sont représentés, est découvert en 1807 par le roi Ferdinand VII. Il est confisqué et dissimulé au public en 1814 par l’Inquisition, qui le condamne pour « obscénité ».

La critique accuse Manet de ne pas « savoir peindre » en raison de l’absence de modelé. Et en effet, si le peintre s’inspire de Titien pour la composition, c’est sur Goya qu’il prend exemple pour le traitement de la lumière. Loin de donner au corps des formes généreuses à l’aide de jeux d’ombres internes, il l’écrase par une lumière qui semble venir de l’extérieur du tableau, comme si c’était nous, spectateurs, qui braquions nos torches sur la femme allongée.

Une manière encore plus problématique

Or, chez Manet, le corps nu présenté n’est pas celui d’une divinité, ni celui d’une maîtresse aimée et épousée par le commanditaire du tableau la représentant. Comme l’indiquent les accessoires, fleur rouge dans les cheveux, bracelet au poignet, lacet autour du cou, escarpins aux pieds, c’est une courtisane qui est représentée. Remplaçant le chien fidèle (symbole de loyauté) chez Titien, le petit chat noir à la queue dressée est un indice supplémentaire des mœurs de cette femme.

Si Manet prend pour modèle la peintre et musicienne Victorine Meurent, il parachève son geste en donnant à son œuvre le titre Olympia, surnom alors associé aux prostituées, annulant ainsi toute possibilité d’interprétation allégorique ou sentimentale.

Par ailleurs, contrairement à l’œuvre de Goya, réservée à un usage privé, cette femme, ni figure mythologique ni épouse fidèle, est destinée au regard du public du Salon.

Or, Manet ne peut ignorer qu’à leurs yeux, une représentation sans fard du commerce sexuel est inadmissible. En effet, comme l’a montré Pierre Bourdieu, la prostitution constitue une menace pour l’ordre symbolique sous le Second Empire. Gautier lui-même souligne le jaune du ventre d’Olympia, étrange couleur pouvant incarner cette double menace de maladies et de mésalliances que les courtisanes font peser sur la société.

Plus insupportable encore est l’idée que cette prostitution existe par eux, les spectateurs, complices de cette Olympia qui regarde sans voir, avec l’indifférence de celles qui ont l’habitude d’être vues nues.
Ce n’est plus le nu qui choque, c’est le miroir tendu. « J’ai revu l’Olympia, qui a le défaut grave de ressembler à beaucoup de demoiselles que vous connaissez », notait ainsi fort justement Zola. Pourquoi s’indigner dès lors que tout le monde connaît Olympia? Car c’est, au fond, ce que dénonce ce traitement de la lumière, qui projette le regard du spectateur sur le corps de cette prostituée.

 

Sept ans après cette réception chaotique, Manet déclarera : « Je rends aussi simplement que possible les choses que je vois. Ainsi, l’Olympia, quoi de plus naïf ? Il y a des duretés, me dit-on. Elles y étaient. Je les ai vues. J’ai fait ce que j’ai vu. » Elles y étaient, en effet. Manet n’a pas cru bon de les masquer d’un drapé ou d’une ombre, et c’était tout sauf naïf.