Commençons par l’évidence d’un chef-d’œuvre, Allée devant la montagne, « vers 1909 » indique le catalogue, deux ans avant que ne surgisse sur la scène de l’art Der Blaue Reiter, Le Cavalier bleu, le mouvement expressionniste né à Munich en 1911 dont avec Vassily Kandinsky, alors son compagnon, et Franz Marc Gabriele Münter fit partie. Peut-être une vue prise de la maison qu’elle venait d’acquérir à Murnau aux pieds des Alpes bavaroises. Une vue, parce qu’on y reconnaît ce qui fait la matière d’un paysage, au premier plan, une allée bordée d’arbres, en arrière-plan la bande vert cru d’une prairie semée d’arbres réduits à des taches, puis, s’élevant dans toute la verticalité du tableau, le double cône d’un massif montagneux, à peine surmonté d’un ciel légèrement ennuagé. La composition du tableau qui creuse un V, des collines ombrées, d’où s’élance en accent circonflexe l’imposant relief, désaxe le cadre du tableau de telle manière qu’il paraît beaucoup plus grand qu’il n’est, strictement parlant, 49,1 cm sur 59 cm. Un tableau qui sort de son cadre, explosant de forces et de couleurs, ce n’est plus une impression, c’est une expression, un parti pris des choses telles qu’elles vous sautent à la figure, telles qu’elles vous saisissent : « Je représentais le monde dans ce qu’il avait selon moi d’essentiel, tel qu’il me saisissait »[1]. Plutôt que d’une vue mise à distance par la perspective, il est question d’une vision dans laquelle le monde, toute distance abolie, s’impose et fait effraction par la sensation. S’ensuit une intensification : par le trait qui cerne les formes et les volumes, dans Allée devant la montagne, l’arête sombre des montagnes, le tracé épais des lignes de l’avant-plan et le détourage des feuillages, par la tache qui écrase les formes sur le plan du tableau, ainsi des arbres flambant au premier plan, par les couleurs sourdes comme recuites au maximum, par exemple le bleu profond de la colline à gauche ou le bistre de celle de droite, plutôt que des aplats tranquilles, des couleurs saturées d’une terre en fermentation, puis les nappes éclaircies et allégées coiffant les montagnes, par le contraste, enfin, le vert cru et le rose du chemin en bas du tableau se détachant des sombres collines, la tonalité bleutée d’une grande partie du tableau réveillée par la flamme orangée d’un arbre à laquelle fait écho la crête d’une des deux montagnes. On n’est pas loin d’une vision hallucinée ou d’un rêve éveillé dans lequel, débarrassé des conventions de la perception ordinaire, le monde familier surgit dans toute son étrangeté et sa beauté. Ni abstraction, le monde n’est pas perdu de vue, ni impression, il ne se réduit pas à une apparence fugitive, ce tableau est une extraction de cet « essentiel » que Gabriele Münter revendiquait pour son art.
À la différence de Kandinsky qui, passée la période expressionniste du Cavalier bleu, prendra la voie de l’abstraction, Gabriele Münter ne se départira pas d’un rapport à la réalité qui reste une constante de son œuvre malgré les changements intervenus dans sa manière. C’est à juste titre que l’exposition au Musée d’Art Moderne de Paris fait une place au rôle de la photographie dans son accès à la scène artistique, d’abord comme rapport à la réalité vécue, avec les nombreux clichés pris au cours d’un premier voyage familial aux États-Unis et fin 1904 d’un voyage de plus de trois mois en Tunisie en compagnie de Kandinsky, ensuite comme mode de composition et de cadrage d’une image, dont le tableau Nature morte dans le tramway offre un bel exemple. Autre indice d’un rapport à la réalité, le recours quasi-quotidien au carnet de croquis permettant la prise sur le vif, à gros traits, d’un paysage, d’un décor, d’une attitude. Privé un temps d’un atelier, Gabriele Münter aura recours au dessin pour attraper d’un trait particulièrement net et suggestif le caractère d’une personne. Parmi d’autres présents dans l’exposition, citons La lettre (femme lisant) et Femme assise avec cigarette. Si la réalité n’est jamais perdue de vue, elle fait l’objet d’approches renouvelées en fonction des périodes de l’œuvre. Après le moment postimpressionniste, marqué par un long séjour parisien qui l’a notamment mise en rapport avec le fauvisme, vient l’expressionnisme munichois, pendant de l’expressionnisme berlinois de Die Brücke, qui libéré de la norme représentative procède à la simplification des formes, à l’intensification des couleurs et à la radicalité du geste pictural à touches larges et franches. Au détour des années vingt et au-delà, la manière se fait plus ample et plus épurée, en témoigne la comparaison entre une Penseuse de 1917 dans son décor expressionniste saturé de fleurs sombres et une autre Penseuse II de 1928 réduite à une pose inexpressive et dépouillée, presque un mannequin. Non toutefois sans des retours à la veine expressionniste, par exemple le magnifique Rue principale de Murnau avec attelage (1933), sorte de vignette populaire traitée quasiment à la manière d’un vitrail où résonne dans l’éclat sourd des couleurs serties de noir le silence d’une ville endormie, comme désertée par ses habitants, écho peut-être, volontaire ou non, de la prise du pouvoir par Hitler en janvier de la même année. Qu’entend-on du raffut et des vociférations nazis à Munich toute proche et à Berlin dans la quiétude d’une petite ville de province comme Murnau où l’artiste aime à se retrouver ? Quoi qu’il en soit, Gabriele Münter n’aura cessé d’y entendre l’écho des arts populaires nimbés d’une aura plongeant dans la nuit du temps, en particulier la dévotion au saint Georges combattant le dragon du paganisme (Nature morte au saint Georges, 1911, et Combat du dragon, 1913) et dont la figure resurgira en figure de proue de l’Almanach Der Blaue Reiter (première et seconde éditions). Plusieurs tableaux sont à l’écoute de quelque chose qui hante le visible, des maisons vacillantes vides d’habitants aux façades percées de fenêtres muettes et aveugles (Rue de village en hiver, 1911). Une attention particulière est également dévolue aux dessins d’enfants que l’artiste n’hésite pas à transposer en tableaux (Dessin d’enfant (Elfriede Schroeter), Portrait de femme, vers 1913). Dans ces deux cas, sans doute est-il moins question d’archaïsme que d’un intérêt porté à des expériences objectant à l’objectivation moderne du monde qui, loin de présenter un tout nous faisant face, se fragmente en blocs de sensations aussi éparses que frappantes. Dès les années trente, Le Lac gris (1932) aux tonalités sombres et, après-guerre, Le lac bleu (1954) aux couleurs franches et intenses suivent d’amples paysages déserts à la radicalité moins affirmée.
Gauguin, dont Gabriele Münter a vu des œuvres et dont elle retient les leçons sur l’usage de la couleur pure (Vase rouge, 1909), est l’auteur d’une formule qui lui convient particulièrement bien : « l’œil qui écoute »[2]. Le portrait qu’elle a fait de Jawlensky, peintre et ami russe qui a fréquenté sa maison à Murnau, en témoigne singulièrement. À l’écoute [portrait de Jawlensky] (1909), le montre toute écoute, tête rose dégarnie, penchée en alerte et le corps même, au-dessus de ce qui ressemble à une table surmontée d’une lampe jaune d’où pend, semble-t-il, un voile rouge, tendu vers ce qu’on imagine être un interlocuteur, ou une interlocutrice, le tout, couleurs franches et mouvement, s’enlevant sur un fond vert sombre percé de bleu profond, l’attention aux paroles ayant pour effet de neutraliser le décor lui-même, de le faire disparaître. Confondant de simplicité, ce tableau par sa composition, la tête de Jawlensky tout près du cadre, tel un hors-champ aussi bien pictural que sonore, constitue un étonnant et touchant éloge du peintre et de la peinture. Mais c’est elle-même également qu’elle montre à l’écoute dans les trois autoportraits qui figurent dans l’exposition, successivement, 1909-1910, 1921, 1935, le premier de face très expressionniste, plus classique, le deuxième légèrement de profil et le troisième, tête légèrement inclinée, dans les trois tableaux, bouche cousue pour ainsi dire mais le regard direct qui ne cède rien sur ce qu’il voit.
On ne peut que regretter qu’une telle peintre soit quasiment absente des collections françaises, à quelques petites exceptions près. Il est vrai qu’elle partage ce sort avec presque tous les représentants de l’expressionnisme allemand, le malheur des uns ne faisant décidément pas le bonheur des autres.
[1] Gabriele Münter. Peindre sans détours, Musée d’Art Moderne de Paris, catalogue de l’exposition 4 avril -24 août 2025, p. 223.
[2] « La couleur seule comme langue de l’œil qui écoute », dans Gauguin, Paul, Oviri. Écrits d’un sauvage, édité par Daniel Guérin, Gallimard Folio/Essais, Paris, p. 178.