Jardin n°3 : Fabien Boitard

Jardin n°3 : Fabien Boitard
Fabien Boitard, Jardin n°3, 2024. Huile sur toile, 145 x 175 cm. (Détail)
Meta  -   Les formes de la pensée

Fabien Boitard est un peintre français. Actuellement représenté par la galerie Renard Hacker, il a participé à de nombreuses expositions dans des institutions publiques. Œuvrant dans le registre figuratif, il est à l’origine de la polyfacture, méthode visant à combiner des factures appartenant à différents registres visuels. Réfléchissant à la façon dont chaque gestuelle implique une symbolique spécifique, il donne à voir l’articulation entre la peinture-matière et la peinture-sujet propre à cet art. C’est pour cette raison qu’il est l’invité de la rubrique « méta » tout au long de l’année 2025.

 

Orianne Castel : Nous avons à nouveau migré, par rapport au mois dernier, puisque nous sommes passés de la rubrique « les objets de l’art » à celle intitulée « Les formes de la pensée » et c’est dans ce nouveau cadre que je souhaite vous interroger sur un tableau que je vous remercie d’avoir porté à mon attention car il permet de continuer notre réflexion sur la surface. Il s’agit de l’œuvre nommée « Jardin ». Pouvez-vous nous expliquer comment vous avez conçu cette œuvre, notamment techniquement ?

Fabien Boitard : En fait, j’ai été confronté à cette erreur que commettent tous les peintres qui, à force d’essuyer, à force d’insister à un certain endroit de la composition, viennent buter avec leur pinceau ou chiffon contre le châssis situé derrière la toile. Ce geste crée une petite marque à un endroit où, généralement, on n’a pas envie qu’il y en ait, d’autant plus qu’il s’agit d’une marque droite qui, la plupart du temps, rompt avec le reste. Avec cette œuvre, j’ai transformé ce qui était au départ une erreur, une faute, en technique. J’en ai fait une intention à part entière en construisant un châssis qui puisse, par frottage, donner forme à une grille de jardin.

O.C. : Oui, et c’est précisément ce qui m’intéresse dans cette œuvre car la question de l’arrière du tableau a été beaucoup travaillée par les abstraits à travers le motif de la grille, mais évidemment il s’agissait de grilles non figuratives. Est-ce que la peinture abstraite, et notamment ces questionnements sur le support, vous nourrit ?

F.B. : Une grille est une grille. c’est sa contextualisation qui la fait devenir figurative. L’envers de la toile n’a pas été traité seulement chez les abstraits, Sigmar Polke s’est intéressé au revers de la toile en figuration. J’ai évidemment, en travaillant cette technique, pensé à la façon dont Supports/Surfaces interroge la matérialité du tableau. De manière générale, je prends tout dans l’histoire de la peinture et les membres de Supports/Surfaces, même s’ils sont abstraits, font partie de cette histoire. Leurs interrogations sur le médium m’ont intéressé mais, comme la question de la figuration me passionnait encore plus, je les ai importées dans ce registre. J’essaie de me servir de tous les outils de la peinture, ce qui implique d’utiliser ce qui la constitue dans sa matérialité, mais j’ai aussi la chance d’être un bon dessinateur et, quand on a ce talent-là, on ne peut pas en rester au bois du châssis et au textile de la toile. Quand on a ce talent-là, on en profite pour raconter des choses. J’ai regardé l’abstraction pour ses qualités plastiques et c’est vrai que, comme les tableaux ne transmettent pas d’histoire, ou du moins pas explicitement, on peut apprécier la qualité des gestes (les rythmes, les couleurs, etc.) mais pour moi il manque quelque chose. Il me semble que la peinture doit déranger et que c’est par la figuration qu’elle peut le faire. Le geste de déchirer la toile, que j’ai par exemple appliqué dans ma série « Les puissants », existe en abstraction, mais ce n’est pas la même chose de lacérer un fond uni comme l’a fait Lucio Fontana et de déchirer un portrait « bien peint » comme je le fais. Le geste est similaire mais il ne dit pas du tout la même chose et moi je souhaite utiliser les gestes de la peinture pour dire des choses. Je veux leur donner un sens qui peut être politique, lié à l’actualité, ou l’intime, en lien avec ce que je vis dans mon quotidien. Mes tableaux ont tendance à parler de ce qui nous lie… Par le motif.

 

Fabien Boitard, Catharsis, 2019. Huile sur toile, 55 x 46 cm.

 

O.C. : Il me semble qu’il y a souvent chez vous une sorte de superposition entre le « révéler l’artifice de la peinture » et le « révéler le caractère superficiel de ce que vous choisissez de représenter en peinture ». Je ne sais pas si c’est conscient mais ça me semble récurrent. Parmi les toiles lacérées dont vous parlez je pense à votre portrait de Monsieur Macron. Vous représentez le président actuel en mettant en avant cet accessoire purement statutaire qu’est la cravate et, si on voit tant cet objet, c’est parce que c’est un morceau de la toile qui pend, et c’est comme si, en nous montrant le verso de la toile, vous nous montriez l’envers du statut social, l’homme sans sa cravate. La peinture est-elle pour vous le médium idéal pour dévoiler le mensonge, et si oui, pourquoi ?

F.B. : Tout d’abord, je crois que j’aime bien donner des indices sur ma façon de fabriquer les choses et je pense qu’un regardeur, s’il observe bien, peut toujours voir comment je m’y suis pris. Ensuite, concernant ce tableau, qui se nomme « Catharsis », l’idée était d’exécuter un geste au nom de tous ceux qui, finalement, auraient bien aimé le faire en vrai. C’est une sorte d’équivalent en peinture d’actions qu’on a pu voir dans les cortèges au moment des gilets jaunes. Certains manifestants avaient conçu des marionnettes à l’effigie du président et ils les jetaient en l’air et même parfois leur coupaient la tête. Il y a eu aussi cet épisode où les citoyens se sont rendus dans les mairies pour décrocher le portrait du Président. Ces actions ont choqué ceux qui devaient l’être mais elles n’ont fait de mal à personne alors que la répression policière ordonnée par Emmanuel Macron, elle, n’était pas un simulacre. Je pense qu’à cette époque j’ai souhaité me mettre à la disposition de ces gens comme si le peintre pouvait être un citoyen abîmant symboliquement le visage de Macron comme il a abîmé celui de nombreux citoyens. Cette idée de « retour de bâton » n’est bien sûr pas de la grande peinture mais ce geste de « cravater le Président » à ce moment-là avait sa pertinence. J’ai ensuite développé la technique sur de plus grands formats en ajoutant un motif « tête de mort » au revers de la toile pour qu’il apparaisse sur la cravate du puissant.

O.C. : Vous avez parlé de réparation par la peinture mais y a-t-il une dimension révolutionnaire dans votre travail ? Pensez-vous, par exemple, qu’en révélant au spectateur que la grille en métal du château est en fait l’empreinte d’une grille de bois, ou que l’homme qui dirige le pays est en fait une personne qui n’a pas de profondeur, votre peinture peut mettre en action le public, l’amener à penser qu’il peut renverser la barrière et/ou l’homme ? Prêtez-vous à la peinture ce pouvoir ?

F.B. : C’est vrai qu’on peut interpréter la superposition de la grille de fer et de la grille de bois comme une volonté de montrer qu’il ne s’agit que d’un décor en carton-pâte mais je n’ai pas du tout pensé à ça en peignant cette toile. Je pense qu’à ce moment-là mes préoccupations étaient beaucoup plus proches de celles de Supports/Surfaces. Ce qui m’importait était de jouer avec les constituants du tableau afin de servir/enrichir la figuration. En revanche, j’ai toujours pensé que la peinture avait un super-pouvoir mais peut-être est-ce parce que je suis peintre ? Plus sérieusement, mon avis à ce sujet est mitigé. Je suis persuadé qu’elle a un réel pouvoir mais je sais aussi qu’elle n’a jamais permis de changer quoi que ce soit concrètement. J’aimerais qu’elle puisse le faire mais je crois qu’elle est surtout un témoignage du présent. Tout dépend peut-être de ce qu’on entend par révolutionnaire. La peinture est essentiellement un ensemble de jeux formel, sémantique, technique et, quand je me suis lancé dans cet art, je voulais que mon travail soit révolutionnaire. Il ne s’agissait pas de changer le monde mais de changer la façon que la peinture avait de se faire. Je pense que je me suis engagé dans la polyfacture pour offrir un futur aux peintres. Ça peut paraître un peu pédant d’avoir voulu faire une révolution de la peinture figurative. C’était en tout cas très ambitieux, je l’admets, mais, après sa mort, il fallait nécessairement que ce soit un renouveau. Je ne sais pas ce qu’on retiendra de cette tentative mais je continue car là où je sais que je ne me suis pas trompé, c’est que, de cette façon, je génère des formes de représentation nouvelles pour moi.

O.C. : La peinture, notamment figurative, est depuis redevenue à la mode mais de fait vous vous êtes engagé dans cette voie à une époque où, en France, les installations et les performances étaient plus valorisées que la peinture. Pourquoi avoir voulu vous inscrire dans cette tradition de la peinture, et qui plus est « sur toile », alors que le renouveau de la peinture est passé, chez certains artistes, par un dépassement du tableau ?

FB : Je pense que la toile tendue sur le châssis est pour le peintre le support idéal comme l’est la page blanche pour l’écrivain. Les autres formes de peinture sont marginales. Et, personnellement, je ne pourrais pas faire ce que je fais sur de la bâche molle. Certaines de mes techniques, comme celle que j’utilise pour créer des effets de flou, nécessitent une toile tendue. D’ailleurs, à l’exception des petits que j’achète tout faits dans le commerce, je fabrique toujours mes supports. « Sauver la peinture » devait aussi passer pour moi par la maîtrise des outils et des techniques, l’insistance sur le métier. J’assemble mes châssis, je tends mes toiles dessus, je les prépare, etc. Ce processus-là est très important car il me permet de m’approprier l’objet de la toile, d’appréhender son format en la manipulant.

 

 

« tente château n°2 », 2011. Huile sur toile, 100 x 230 cm.

 

O.C. : Vous parlez du format et c’est intéressant car un tableau c’est un devant (nous avons évoqué la surface le mois dernier), c’est un arrière (comme nous venons de le dire avec le châssis), mais ce sont aussi des côtés, et c’est un sujet que vous avez également abordé en peinture. J’ai notamment en tête une de vos séries dans laquelle les tableaux ont la forme de tentes. On pense évidemment au « shaped canvas » de Frank Stella sauf que dans les siens le format détermine la composition interne ; or chez vous ce n’est pas nécessairement le cas et je pense en particulier à un tableau en forme de tente sur lequel vous avez peint un château. Pouvez-vous nous en dire plus ?

F.B. : Oui, c’est sûr qu’avec les cours d’histoire de l’art que j’ai suivis, d’abord au lycée, puis aux Beaux-Arts, j’étais au fait de la peinture abstraite américaine des années soixante-dix, et elle me plaisait bien d’ailleurs. Cependant, c’est à force de construire mes châssis que j’en suis venu à me demander: Pourquoi faire uniquement des formats rectangulaires alors que mes machines pouvaient me permettre de construire d’autres formes. Cette idée m’a permis d’imbriquer le sujet directement dans la forme du tableau et, par conséquent, d’en ajouter un autre sur la surface, comme dans la tente/château dont vous parlez qui met en scène deux objets complètement différents, à l’opposé l’un de l’autre en termes d’habitat. J’ai peint le château en train de brûler, j’ai achevé son déclassement en quelque sorte. J’ai fait beaucoup de maisons et de paysages en flamme aussi et je crois qu’au fond ce motif m’évoque l’idée que la maison brûle et que nous regardons ailleurs, et en ce sens l’habitat précaire et le patrimoine historique ont quelque chose en commun.

 

 

Fabien Boitard, Jardin n°3, 2024. Huile sur toile, 145 x 175 cm.