Dans le cadre de la semaine de la poésie, du 21 au 31 mars 2025, Art Critique ouvre ses pages à Barbara Polla. Cette galeriste et écrivaine suisse a fondé une galerie-librairie et créé les Nuits de la Poésie. Elle a aussi co-organisé les soirées poétiques Équinoxe pendant les confinements passés.
Pour cette première édition par voie de presse, Barbara Polla présente chaque jour un nouveau texte. Elle réunit ainsi dix créateurs, artistes et poètes qu’elle accompagne depuis longtemps.
En ce neuvième jour, elle dévoile Xavier Maurel et son poème « Cassandre au parapluie, photogramme noir et blanc rehaussé de rouge ». L’artiste y mêle image et langage pour offrir une vision poétique singulière.
CASSANDRE AU PARAPLUIE. PHOTOGRAMME NOIR ET BLANC REHAUSSÉ DE ROUGE
à Rachel Labastie
Les meurtriers et les morts sont liés par le même sang.
Sophocle
Au-dessus, pris dans les rets d’un filet comme un chalut,
Dans le tissu d’un voile blanc noir comme un dais,
Formant coupole sur la ville comme un œil qui pleure,
Est-ce un roi, est-ce un homme ? N’est-ce qu’un ciel trop bas ?
Elle marche sur un quai, un boulevard, sur un tapis de cendres,
Sa main gauche couvre son sexe, dans la droite un parapluie.
Dans sa robe de poussière, elle ânonne des mots à peine intelligibles,
Comme si une flamme noir et blanc brûlait dans sa parole.
Toutes les paroles de tous les dieux ont laissé sa parole
Stérile de toute parole, et autour d’elle comme un chœur édenté
Toute la flotte des pigeons noir et blanc aux yeux rouges
Piaille inlassablement : « on te croit, maintenant, on te croit ».
Maintenant précisément qu’il n’y a plus rien à croire.
Maintenant que celle à qui tout fut donné puis repris,
Celle dont on néglige de savoir si elle repousse ou protège le malheur,
Est réduite à prédire que tout est accompli. Ainsi dit-elle en vrac :
La hache bisaiguë, les trois vaisseaux, le baiser de l’Oblique,
Sa langue dans sa bouche versant salive et vierge viduité,
Ce premier viol ainsi troqué contre un viol pire que le viol ; et le second,
Abouti celui-ci, et la conséquente folie des mortels et des flots ;
La cellule où un père – est-ce un roi, est-ce un homme ?
L’avait recluse et close et cousue et gardée et perdue ;
Une mère changée en chienne, des frères inassouvis, des hommes,
Une sœur, une autre sœur, des hommes, et des unions funestes,
Un long voyage sur la mer en furie, tout le désordre en somme
D’une vie de femme. Pourquoi répondre à une question jamais posée ?
Elle marche, n’ayant plus à répondre de rien, et, sur le tapis de cendres,
Chacun de ses pas est une question qui s’efface puis se pose à nouveau.
Et celui-là – est-ce un roi, est-ce un homme, n’est-ce qu’un ciel trop bas ? –,
Qui expire au-dessus d’elle comme un gros poisson dans un chalut,
Et qui l’avait prise comme esclave ou comme épouse, elle ne sait !
Peu importe désormais, une pluie rouge tombe sur les pigeons.
Indifférente, et son parapluie blanc révélant son visage,
Elle marche, une main couvrant son sexe d’une nuit transparente,
Tandis qu’à son pied nu un bracelet de porcelaine la relie
Par une chaîne sans fin à l’extermination et au désastre.
Elle le sait bien, que tout désir est une malédiction,
Que la beauté est une disgrâce, et l’amour une enclave
Dans la monstruosité de l’amour ; ainsi de son pas lent
Elle marche sur un quai, un boulevard, sur un sang cru qui ne sèche pas.
Paris, 2 juin 2024
Xavier Maurel, poète et metteur en scène engagé
Xavier Maurel est metteur en scène et écrivain. Il a été conseiller artistique au Théâtre du Nord et au Théâtre 95 à Cergy-Pontoise. De 2007 à 2013, il a aussi occupé le poste d’adjoint au directeur du Conservatoire national supérieur d’Art dramatique.
De 2013 à 2016, il a fondé et codirigé la compagnie Se non è vero. Il a mis en scène une vingtaine de spectacles et enseigné l’art dramatique. Il est l’auteur de textes, d’adaptations et de traductions pour le théâtre. Il a aussi écrit des scénarios pour la télévision et le cinéma.
En 2018, il signe le livret de l’opéra Guru de Laurent Petitgirard, créé en Pologne, puis recréé à Nice en 2024 dans une mise en scène de Muriel Mayette-Holtz.
Xavier Maurel a publié plusieurs livres de poésie et de théâtre. Il dirige avec Gilles Jallet la revue de poésie et les éditions Monologue. Récemment, il a mis en scène Faire semblant d’être moi de et avec Luce Mouchel.
Il participe régulièrement aux événements de la galerie de Barbara Polla. Il y écrit et performe des textes dédiés aux artistes qu’elle accompagne, notamment à Analix Forever à Genève et à Paris. Il collabore aussi fréquemment avec Véronique Caye.
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