Quand la presse sportive française interroge l’influence du sport sur la littérature et les arts 1906

Quand la presse sportive française interroge l’influence du sport sur la littérature et les arts 1906
L’écrivain Léon Riotor et le peintre Adolphe Léon Willette dans les numéros 30 et 37 de la revue Armes et sports (1906)
Recherche  -   Art et/ou Sport

Dans le cadre des Jeux Olympiques 2024 et de la politique culturelle qui y est associée, Art Critique accueille un premier dossier thématique constitué par des chercheurs. Intitulé « Art et/ou sport? », ce dossier coordonné par Christophe Genin (Professeur en Philosophie de l’art à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), Marie-Françoise Lacassagne (Professeure émérite en Sciences et Techniques des Activités Physiques et Sportives à l’Université de Bourgogne), Adrien Abline (Docteur en Sciences de l’art et Directeur technique national de la Fédération Française d’Art) et Orianne Castel (Docteur en Philosophie de l’art et Rédactrice en chef d’Art Critique) a pour but d’interroger les relations entre les arts et les sports. Emmanuel Auvray (enseignant à l’UFR STAPS de Caenanalyse aujourd’hui la presse sportive des années 1900.  

En France, durant la Belle Époque, dans un pays qui se modernise grâce à de nombreux progrès technologiques, l’homme moderne jette en matière de transports un défi au temps et à l’espace. En pleine effervescence, les sports tels que le vélocipède, l’automobile, le yachting automobile et l’aérostation incarnent cette accélération[1]. Ils permettent de découvrir de nouveaux horizons et réhabilitent l’homme d’action cher à la pensée philosophique d’Henri Bergson pour qui « vivre consiste à agir »[2]. Dans une période historique frappée par un esprit de revanche contre l’Allemagne, l’éducation sportive vise, aussi, à armer la jeunesse en la régénérant au bénéfice de la défense de la nation. Jouant son rôle d’observateur des mœurs et de propagateur du sport en France[3], le journal Armes et Sports relève que le début du XXe siècle est empreint du triomphe éclatant du sport qui devient une mode venue d’Angleterre[4] dans un contexte diplomatique d’Entente cordiale. Considérant que la révolution opérée par le sport dans nos habitudes de vie est une réalité et que la littérature et les arts ont toujours été le miroir fidèle d’une époque, Armes et Sports entreprend une enquête auprès d’hommes de lettres et d’artistes afin de rendre compte de l’influence positive ou négative du sport sur la production de leurs œuvres[5]. La même année, De Coubertin demande lors du 4e congrès olympique d’introduire, comme cela se faisait dans les jeux antiques à Olympie, des concours d’arts et de lettres (peinture, sculpture, architecture, littérature, musique) qu’il nomme le Pentathlon des Muses[6]. Dirigeant l’enquête pour Armes et Sports, le dramaturge Charles Méré et le journaliste sportif André Joubert partent du postulat que le sport génère des changements dans les mœurs alors que pendant de nombreuses années on a culturellement bâti une barrière entre « les artistes, les hommes de pensée, et les sportsmen, les hommes d’action »[7]. Sont-ce la littérature et les arts qui influencent l’évolution des mœurs ou inversement ? Les artistes et hommes de lettres trouvent-ils dans le sport des sources nouvelles d’inspiration et d’énergie créatrice ? Entre février et novembre1906 (15 numéros)[8], Méré et Joubert rapportent les réponses de 41 hommes de lettres et 9 artistes (peintres, sculpteurs, céramistes) tous masculins et plus ou moins connus du grand public. Cet échantillon se compose de sportifs pratiquants et de non pratiquants[9]. À l’époque, comme dans le sport, les femmes de lettres et les artistes féminines ne sont pas légion[10] en raison des assignations identitaires qui les réduisent à leur fonction biologique de reproductrices. Misogyne, comme bon nombre des hommes de son époque[11], Pierre de Coubertin, le rénovateur des Jeux Olympiques (1894), souhaite que la participation des femmes à l’événement pentétérique se limite au couronnement des vainqueurs[12]. Malgré son opposition, des femmes participent pour la première fois à des épreuves olympiques en croquet lors des JO de 1900 à Paris. Ce sport disparaît ensuite de l’événement pentétérique. Cette étude vise à mettre en lumière les interrogations, les hypothèses et les analyses critiques d’un ensemble d’écrivains et d’artistes sur les apports du sport (hygiéniques, prophylactiques, intellectuels, créatifs, sociaux, esthétiques…) à leurs œuvres eu égard à leurs relations avec ce fait social alors en pleine expansion dans la société française.

Parmi les écrivains interrogés, la majorité d’entre eux (34 sur 41) reconnaissent trouver dans le sport une relation féconde et bienfaisante. Citons Jean Aicard alors illustre romancier, poète et dramaturge qui apparaît d’ailleurs dans le tableau « Un coin de table » (1872) de Henri Fantin-Latour en compagnie de notoires poètes contemporains tels que Paul Verlaine et Arthur Rimbaud. Selon J. Aicard, chez « les littéraires debout »[13], ceux qui font du sport, cette activité développe les facultés actives pour nourrir la pensée imaginative et la virtualité d’expression nécessaires au travail d’écriture. Fort de son expérience de sportif, J. Aicard considère que la pratique sportive a pour gloire de reposer la pensée sans la rendre impuissante. Elle enrichit et modifie les sensations et les émotions singulières des choses de la vie. Dans la même veine, Jules Blois, romancier, psychologue et spécialiste des sciences occultes, et le renommé Léon Riotor, critique d’art, écrivain et homme politique, considèrent que l’écrivain doit s’imprégner du sport, qu’ils pratiquent, pour que son œuvre soit éclatante et saine. Pratiqué en plein air, il leur apporte de l’oxygène vivifiant qui guérit « les belles lettres d’une certaine hantise de la laideur, de la tristesse, du factice vicieux »[14]. Sur un plan esthétique, comme le souligne Louis Bertrand, romancier classique en droite ligne de Gustave Flaubert selon C. Méré et A. Joubert, le sport contribue à embellir leur écriture en faisant découvrir de nouveaux sites et horizons. Selon le ressenti personnel et les constatations du dramaturge de premier ordre Georges Ancey, la pratique sportive entraîne une fatigue positive contre les maladies, le surmenage intellectuel et la neurasthénie qui ont des conséquences néfastes sur la production littéraire[15]. André de Lorde, célèbre dramaturge et auteur emblématique du théâtre du Grand-Guignol, et Robert Scheffer, romancier et poète reconnu de l’âme moderne, observent que le sport exerce indéniablement une influence positive chez les écrivains contemporains les plus notoires. S’obligeant à le célébrer, en termes réjouissants, ils s’imprègnent des mœurs actuelles pour contextualiser l’air du temps sportif dans leurs romans[16]. Le sport leur offre donc de nouveaux personnages et thèmes d’étude. Marcel Boulenger, romancier, journaliste pour la Revue des deux Mondes et escrimeur classé troisième aux JO de 1900, constate que, si le sport pénètre de jour en jour la littérature, en revanche, il regrette que « ce qui manque le plus souvent dans les romans contemporains c’est [justement] le héros qui agit physiquement »[17]. Il rejoint ainsi les propos de l’homme de lettres et critique littéraire Camille Mauclair, plus tard vichyste patenté, pour qui « l’écrivain en chambre doit se mêler au public et aux questions [de société] qui l’agitent »[18] tel que le sport. Il affirme que « la pensée, c’est la circulation du sang » qu’engendre positivement la pratique sportive. Selon Marcel Prévost, notoire romancier et président de la Société des gens de lettres (1899-1900, 1903-1906), le sport apprend le dépassement de soi-même ou d’un adversaire, le goût de l’effort comme dans le travail intellectuel. Il est sous-tendu par un puissant principe d’émulation et une vertu d’énergie profitables à la vie intellectuelle de l’écrivain. Il contribue au principe de sagesse antique « connais-toi toi-même » ; car, il n’y a pas deux volontés dans l’individu, « une pour les efforts du muscle et l’autre pour les efforts de l’intelligence, la volonté humaine est une »[19]. Selon lui, il faut mener notre esprit à l’école des sports. Comme le souligne Gustave Hue, romancier, le sport influence de manière indiscutable l’art assurément représentatif de son époque. Dans la même lignée, Henry Kistemaeckers, romancier reconnu de la vie moderne et président de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (1932-1935), observe que les sports en plein air ont poussé les fenêtres de la tour d’ivoire de l’écrivain. L’activité sportive souffle un vent nouveau sur son imagination créative « en mettant dans le tiroir aux vieilles choses, les coucheries, les mensonges, l’adultère, tous ces grands concepts du roman prétendu psychologique »[20]. Avec le sport, on respire dans les romans. Le sport fait désormais partie du bonheur social qui obsède les jeunes hommes de notre temps pour qui le bien-être sentimental compte moins que l’action. Pour bon nombre des écrivains de cette enquête, le sport occasionne de nouvelles formes de sociabilité, une substance neuve et un pittoresque nouveau. Ils ont donc pour mission d’en être les témoins. Du côté des artistes, dont certains sont des sportifs pratiquants, ils se réjouissent d’assister à l’émergence du sport moderne qui renoue avec l’esthétique hellénique qui associe à la beauté du corps la beauté de l’âme. Ils voient dans le sportif, en tant que modèle, une renaissance favorisant leur propre créativité. Comme le stipule Adolphe Léon Willette, foisonnant peintre, caricaturiste et illustrateur notoire, le véritable idéal qu’apporte le sport, c’est la perfection du corps humain. Pour le peintre Marie-Augustin Zwiller, connu pour avoir un prix éponyme de son vivant, le sport pratiqué avec tempérance a l’avantage d’embellir les corps avec les belles proportions que nous retrouvons dans l’art antique. On l’aura compris, au début du XXe siècle, des hommes de lettres reconnaissent au sport de nombreux effets positifs sur leur état de santé (bienfaits psychosomatiques et prophylactiques) et leurs capacités créative et imaginative. En outre, il leur apporte de nouvelles sensations et émotions singulières qu’ils expriment nouvellement dans leurs écrits. Il leur donne l’occasion de découvrir de nouveaux horizons et d’aborder des thèmes inédits à l’aune des nouvelles mœurs sportives de la vie moderne. Quant aux artistes, ils sont unanimes sur le fait que l’esthétique des corps sportifs permet de renouer leurs œuvres avec celles de la splendeur de l’art antique.

Chez les quelques hommes de lettres pourfendeurs du sport, 3 sur 41, Lucien-Victor Meunier, romancier et journaliste républicain de renom, pense que le sport produit un abaissement du niveau intellectuel et moral de la nation : « la vogue de la bicyclette a fait le vide dans les bibliothèques populaires » – l’activité sportive pousse à délaisser les études – « quelle pitié de voir de beaux jeunes gens se ruer aux brutalités du football »[21]. Il en est de même pour Gabriel Montoya, médecin, poète et chansonnier au célèbre cabaret Le Chat-Noir (Montmartre) puis à la Comédie-Française, pour qui le sport, en devenant universel et en ne témoignant plus de la couleur locale, tend à appauvrir la production artistique. Il gomme la singularité des mœurs et les idiosyncrasies. Il éloigne les jeunes de l’art et ne contribue pas à ce qu’ils deviennent des artistes et écrivains. Compte tenu des risques liés aux efforts physiques que requiert la pratique sportive[22], il estime, en tant que médecin, que les sportifs sont épuisés pour réfléchir, « le livre est mort assassiné par la fièvre sportive »[23]. Le sport avec son industrie devient un spectacle voire un concurrent du théâtre. Seuls 4 écrivains ne trouvent aucune influence du sport sur leur production littéraire. Un seul sculpteur, Eugène-Jean Boverie, connu pour ses monuments publics en bronze, pense que dans l’avenir le sport pèsera sur le sens artistique de nos petits-enfants. Ainsi, dès le début du XXe siècle, les écrivains pourfendeurs du sport estiment qu’il éloigne les jeunes de la culture et contribue à une perte de la centration sur les idiosyncrasies et la singularité des mœurs. Chacun sait que le sport de compétition avec ses techniques corporelles codifiées normalise, en les mondialisant par le truchement des JO notamment, les gestes des pratiquants sportifs.

En dernière analyse, selon la majorité des écrivains et artistes de cette enquête de 1906, les sports, les lettres et les arts fraternisent et se complètent depuis une dizaine d’années pour aboutir à une union féconde profitable à leur créativité productrice d’œuvres. En tant que sportifs eux-mêmes et/ou en s’imprégnant de cette réalité grandissante dans les mœurs, les sports constituent une source nouvelle d’inspiration artistique singulière qu’ils ne peuvent pas ignorer dans un contexte historique marqué par le revanchisme et la régénération de la race[24].

S’agissant de la question des liens entre l’art, l’événement olympique et les sports éponymes, en 1912, la première édition du Pentathlon des Muses se tient lors des JO à Stockholm et connaît un relatif échec avec peu de participants ; en effet, le Comité d’organisation et l’Académie royale suédoise trouvent le projet trop complexe à mettre en place et n’apportent donc pas un réel soutien à la tenue de cet événement artistique. Sans compter que ces deux institutions exigent que les artistes, comme les sportifs, soient des amateurs et non pas des professionnels. En 1920, avec seulement 35 artistes, la deuxième édition ne rencontre pas non plus un franc succès. À la suite du bilan médiocre des œuvres présentées lors des JO à Londres de 1948, les compétitions d’arts sont retirées du programme olympique et remplacées (1954-1990) par des expositions et événements artistiques puis, à compter de 1992, par une Olympiade culturelle.

Bien que dans l’enquête de 1906 les écrivains soient plus nombreux à être favorables que défavorables au rapprochement entre la littérature et le sport pour moult raisons (bienfaits psychosomatiques, capacités imaginatives, sensations et émotions singulières, nouveaux espaces, modernité des thèmes et mœurs abordés) et que les artistes soient unanimes sur l’intérêt esthétique des corps sportifs en écho à l’art antique, pour autant, au fil du temps, le mariage fécond entre les artistes, les écrivains et les sports olympiques reste relativement délicat à mettre en place. En témoigne, sur le temps long, l’évolution chahutée et controversée des olympiades artistiques jusqu’à la réactivation du Pentathlon des Muses chez les scolaires du département de l’Essonne à l’occasion des JO de 2024 à Paris. Cette réalité historique donne la mesure des rapports complexes entre l’art et le sport avec toutefois l’ambition maintenue de faire prospérer ce mariage en le faisant rayonner.

[1] Tétart, 2007, 2023.

[2] Bergson, 1900.

[3] Attali, 2010 ; Perelman, 2010 ; Obœuf 2015.

[4] Armes et Sports, Notre enquête. L’art et les sports, 30 janvier 1906, n°26, p. 23.

[5] Armes et Sports, Notre enquête. L’art et les sports, 30 janvier 1906, n°26, p. 23.

[6] Delahaie, 2021.

[7] Armes et Sports, Notre enquête. L’art et les sports, 30 janvier, n°26, p. 23.

[8] L’ensemble de ces numéros sont disponibles sur Gallica/Bnf.

[9] L’enquête n’indique pas systématiquement si les participants sont des pratiquants sportifs ou non.

[10] Aubaude, 2022.

[11] Lançon, Gargam, 2020.

[12] Clastres, 2024 (à paraître).

[13] Armes et Sports, Notre enquête. L’art et les sports, 15 février 1906, n°27, p. 46.

[14] Armes et Sports, Notre enquête. L’art et les sports, 28 février 1906, n°28, p. 69.

[15] Armes et Sports, Notre enquête. L’art et les sports, 15 avril 1906, n°31, p. 135.

[16] Armes et Sports, Notre enquête. L’art et les sports, 15 juillet 1906, n°37, p. 257. Armes et Sports, Notre enquête. L’art et les sports, 30 septembre 1906, n°42, p. 350.

[17] Armes et Sports, Notre enquête. L’art et les sports, 30 septembre 1906, n°42, p. 351.

[18] Armes et Sports, Notre enquête. L’art et les sports, 15 octobre 1906 n°43, p. 373.

[19] Armes et Sports, Notre enquête. L’art et les sports, 15 mars 1906, n°29, p. 87.

[20] Armes et Sports, Notre enquête. L’art et les sports, 28 février 1906, n°28, p. 71.

[21] Armes et Sports, Notre enquête. L’art et les sports, 15 avril 1906, n°31, p. 134.

[22] Vigarello, 1978.

[23] Armes et Sports, Notre enquête. L’art et les sports, 15 juillet 1906, n°37, p. 256-257.

[24] Tissié, 1919.

 

 

Bibliographie

Attali, Michaël, Sports et médias. Du XIXe siècle à nos jours, Biarritz, Atlantica, 2010.

Aubaude, Camille, Femmes de lettres. Histoire d’un combat, du Moyen Âge au XXe siècle, Paris, Armand Colin, 2022.

Bergson, Henri, Le rire, Paris, Félix Alcan, 1900, p. 115.

Clastres, Patrick, Pierre de Coubertin ou la paix par le sport, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Épures », 2024.

Delahaie, Aurélien, « Des épreuves artistiques aux Jeux Olympiques : le « Pentathlon des Muses », Coupe-File Art, Web magazine culturel, 2021.

Lançon, Bertrand, Gargam, Adeline, Histoire de la misogynie, Paris, Arkhé éditions.

Legalle, Julien, Des écrivains et du sport, Le Crest, Éditions du Volcan, 2023.

Obœuf, Alexandre (dir). Sport et médias, Paris, CNRS Éditions, coll. « Les essentiels d’Hermès », 2015.

Perelman, Marc, « Médiatisation du sport et sportivisation des médias : Le stade comme vision du monde », Chimères, 74, n°3, 2010, p. 185-200.

Tétart, Philippe, Histoire du sport en France. Du Second Empire au régime de Vichy, Paris, Vuibert, 2007.

Tétart, Philippe, Histoires des sports. Enquêtes et chroniques insolites, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2023.

Tissié, Philippe, L’éducation physique et la race, Paris, Flammarion.

Vigarello, Georges, Le corps redressé, Paris, éditions Jean-Pierre Delarge, 1978.