Ulonati. Double V

Ulonati. Double V
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Il y a deux semaines, nous évoquions le lien entre l’écriture et la peinture par le biais du livre de Jean-Philippe Toussaint consacré à l’élaboration des Nymphéas. C’est pour poursuivre cette réflexion que nous nous intéressons aujourd’hui au livre de Laura Ulonati, Double V.

Dans ce récit, la correspondance entre création littéraire et création picturale est mise en scène à travers la relation entre une peintre, Vanessa Bell, et une écrivaine, Virginia Woolf, sa sœur. Pour ce roman inspiré de la vie des deux femmes, Ulonati, écrivaine de profession donc, choisit de donner voix à la peintre. C’est à elle qu’elle prête ses pensées et de ses peintures qu’elle nourrit la sienne. Leurs voix se superposent au point parfois de se confondre. Par ce geste d’incarnation qui est aussi un moyen d’affronter sa propre existence, d’en saisir certains aspects tout en les tenant à distance, Ulonati narre les relations familiales, le rapport à la sœur. Elle raconte aussi la création.

Être écrivain, être peintre, c’est d’abord, pour elle, une vocation. Certes, il y a dans la création quelque chose de l’ordre de la condition humaine qui souhaite suspendre la fuite du temps, le motif que Vanessa, enfant, avait tracé dans un angle de la cheminée « un dessin sur le mur pour fixer la rapidité de la vie » (p. 34), mais ça ne suffit pas.

La création répond à une nécessité, celle de garder trace de ce qui échappe au chaos, d’éviter qu’il n’y tombe à son tour, « Garder le contour des choses et de soi-même, du bois de cette commode dont la présence rassure quand on sursaute d’un cauchemar » (p. 18). Elle implique donc le cauchemar ou a minima son souvenir ; elle est une réponse à la difficulté de vivre. Avec Ulonati, nous ne sommes pas dans l’art conceptuel, et ce chaos originel à toute création explique la matière même de son roman, le travail et l’acharnement, la lutte que constitue la vie d’artiste.

Plus encore, la création est une stratégie de survie. Dans la famille recomposée de Virginia et de Vanessa, ceux, ou plutôt celles, qui ne créent pas, disparaissent très rapidement. C’est Laura tout d’abord, première fille du père, abusée par les fils de la mère, envoyée à l’asile pour sa « vision obstinée, répétée en un cri, hurlée tard dans la nuit : « Boys ! Bed ! Family ! » (p. 43). C’est Julia ensuite, la mère, « Quarante-neuf ans asséchés sans crier gare » (p. 65), une morte vite remplacée, dans les yeux du père tout du moins, par sa propre fille, celle de son premier mari, Stella. Et c’est Stella enfin qui pour échapper à ce père adoptif se marie et en meurt.

Les créatrices, elles, survivent au désastre. Leur désir de donner forme au chaos, leur volonté de lui faire rendre sens, les maintient en vie, contre les hommes qui les entourent mais aussi contre l’ordre établi, le bon sens qui n’a rien de bon pour la différence. C’est cette lutte qui, victoire par victoire, « ces seuils initiatiques franchis dans nos apprentissages » (p. 76), leur fait prendre conscience de leurs propres forces.

Devenue sûre de son destin, Vanessa se bat contre son père devenu faible pour obtenir les conditions matérielles sans lesquelles, nous dit Ulonati, la création est impossible. Elle lui arrache l’argent nécessaire à l’achat de son matériel de dessin et au financement de son inscription dans une école d’art mais, précédant Une chambre à soi de sa sœur, elle exige « des verrous pour les chambres » (p. 71). Les verrous doivent les protéger des demi-frères incestueux, mais aussi leur permettre de se retirer pour créer.

Car être écrivain, être peintre, c’est aussi, pour Ulonati, exister en tant qu’individu, indépendamment de la fratrie de départ comme de la famille qu’on s’est choisie. C’est la signature en W, les V entremêlés de Virginia et Vanessa, qui se scinde en deux. C’est celle de Vanessa qui s’augmente des connaissances de Clive Bell, critique d’art qu’elle épouse et dont elle prend le nom « comme on prend le pouvoir, la réussite » (p. 118).

La réussite est nécessaire car l’affranchissement ne s’autoproclame pas, il implique une reconnaissance des autres. C’est le regard de Julia face à son portrait réalisé par sa fille Vanessa « Droit dans les yeux, ma mère me découvre en même temps qu’elle se voit » (p. 52), ce sont les belles pages dédiées au désir de consécration qui anime, dévore les membres de la communauté artistique à laquelle Virginia et Vanessa participent. Le Bloomsbury Group « Déjà un nom de vieux cons pour des avant-gardistes avec un avis sur tout. Le signe authentique du succès » (p. 108) conclura Vanessa quand ils deviendront célèbres car la notoriété comporte aussi son risque : la fin de la recherche, la mort de la créativité.

Mais être écrivain, être peintre, ce n’est pas seulement lutter pour exister ; c’est aussi faire une place, donner voix à tous ceux qui n’en ont pas, ou pas suffisamment aux yeux de l’artiste. C’est, dans le livre d’Ulonati, la femme nue épanouie de Nude with Poppies, « le portrait d’une femme qui bande » (p. 106). C’est aussi la comparaison entre une photographie d’une femme en attente d’être choisie, fiancée par ses parents, et le portrait qu’en fait Vanessa une fois le mari de cette dame décédé. « Trônant dans son univers où elle est maintenant seule à régner. Une femme-maison dont on ne soupçonnait pas le nombre de pièces » (p. 91).

Enfin, la création est un faire. Bien sûr il y a les sujets, Vanessa veut chercher ailleurs la beauté, ne peindre ni muse ni madone car elle n’éprouve envers elles ni désir ni respect, mais au-delà des thèmes, il y a la manière. Ulonati décrit une façon de peindre « par frotté », une façon de mettre en relief de petits détails qui, comme dans son écriture, n’expliquent pas l’ensemble mais le rendent palpable.

De ce roman, on ne révélera pas l’intrigue. Il faut le lire pour la découvrir mais aussi pour savourer la manière dont l’intime le plus sordide peut être sublimé par la forme, en littérature comme en peinture, pour apprécier, avec Vanessa qui n’a fait qu’un bref passage par l’abstraction, non la forme par-delà le réel mais la forme née de son impossibilité.

 

Laura Ulonati, Double V, Actes Sud, 2023, 205 pages.