Michael Romanenko, constantes et évolutions d’une ligne de vie

Michael Romanenko, constantes et évolutions d’une ligne de vie
Acrylique sur toile,196 x 260 cm, 2024.
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Le temps est au centre des thématiques du peintre Michael Romanenko. C’est à travers l’évolution de son ensemble des « lignes de vie » qu’on en mesure l’importance. Ce sujet, le peintre l’a amorcé dès 2020 en traçant à bout de bras, le plus lentement possible, une seule et même ligne horizontale du bord supérieur au bord inférieur d’un papier japonais. Constituée d’une émulsion à base d’encre noire, bleue ou rouge, la ligne enregistrait la tension inhérente à ce geste qui pour être méditatif n’en est pas moins physiquement éprouvant. Rencontrant les aspérités de son support, elle s’épaississait à certains endroits, faisant parfois tache. Il s’agissait à cette époque « de peindre la ligne oscillante dessinant l’écoulement du temps » comme l’écrivait l’artiste dans son journal. Citant l’écrivain François Cheng, il ajoutait que ce trait, par ses variations et les accidents dont il était porteur, incarnait l’individu.

 

Pigment, émulsion sur papier, 70 x 47 cm, 2020

 

On peine à croire que cette série est à l’origine des dernières œuvres de l’artiste tant leur apparence s’y oppose. En réalité, sur presque tous les points, elles en sont le contrepied formel. Au niveau de la composition tout d’abord, le bloc vertical formé par la ligne horizontale déployée en hauteur a été inversé, étiré et répété. Nous faisons maintenant face à des superpositions de « spirales » pour reprendre le terme désormais employé par l’artiste. Un balayage de gauche à droite a suppléé à la lecture en rouleau qu’impliquait l’unique ligne se déroulant de haut en bas. Du point de vue des couleurs, le bleu et le rouge ont disparu au profit du seul noir mais surtout les lignes qui dans la première version étaient en couleur sur le papier laissé vierge apparaissent maintenant en creux sur le fond teinté de noir. Les emplacements du vide et du plein, eux aussi, se sont inversés. Les matériaux utilisés semblent également avoir été choisis pour leurs propriétés contraires à celles des éléments employés dans les premières lignes de vie. Là où les émulsions d’encre imbibaient le papier artisanal jusqu’à épouser ses imperfections, une texture lisse et plastifiée se superpose aujourd’hui à la toile que l’artiste a peinte et poncée jusqu’à en faire disparaître l’origine textile. Ces nouveaux matériaux relèvent aussi de gestes différents. À « l’unique trait de pinceau », pour reprendre ici l’expression du moine chinois Shitao, se substituent la superposition des couches de peinture blanche, le ponçage, l’application du latex, l’accumulation des couches de glacis noir, l’extraction du latex, etc. Le corps a supplanté la main comme en témoigne l’absence de touches dans les surfaces peintes mais aussi, et surtout, le fait que la ligne – le tracé dans la première composition – soit maintenant constitué de vide. Le trait ici se confond avec la toile blanche. Nous faisons face à l’empreinte d’un geste de la main qui a eu lieu mais qui n’est plus et cet effacement derrière le corps se révèle aussi dans les changements de formats. L’artiste a abandonné les dimensions de l’affiche pour se confronter à des toiles monumentales (196 x 260 cm pour la dernière de cette série).

Si l’on devait résumer les conséquences de ces multiples transformations qui pour certaines sont tout bonnement des inversions, c’est l’influence de la peinture asiatique traditionnelle qui a complètement disparu. Dans cette nouvelle série des lignes de vie, laquelle s’intitule « sismographie », elle a été remplacée par une esthétique de l’artificialité très occidentale et très contemporaine que vient encore redoubler l’ajout de grilles dont certaines sont tracées en orange vif. Fond noir, lignes en dents de scie, orange fluorescent, si lignes de vie il y a, ce sont celles que retranscrivent les écrans des scopes dans nos hôpitaux.

 

Détail Sismographie. Acrylique sur toile,196 x 260 cm, 2024.

 

Pourtant, à y regarder de plus près, la mystique asiatique qui accompagne la peinture traditionnelle des lettrés n’a pas complètement disparu dans ces derniers tableaux. En effet, comme le rappelle la sinologue Yolaine Escande, si les artistes chinois utilisaient de l’encre et du papier c’est parce que dans leur cosmologie le papier (permettant l’incarnation des figures) symbolisait le monde des phénomènes quand l’encre (n’ayant aucune forme particulière) incarnait celui des virtualités. Le pinceau tenu par l’homme-peintre, c’est-à-dire pour les peintres de « Montagne-Eau » l’homme en tant qu’humain et non en tant qu’individu, permet de faire la jonction entre les deux registres. Le lettré, traversé par l’élan vital propre à tous les hommes mais que lui sait atteindre par son travail, fait le pont entre le monde matériel et le monde spirituel et c’est aussi ce que propose Romanenko.

Dans ses dernières œuvres, la trace du pinceau, ce geste en creux qui formellement lie l’artiste à son support, se trouve encadrée par deux grilles. La première, dessinée au crayon de papier comme lors d’une mise au carreau, apparaît dans les espaces vides. La seconde, peinte en orange artificiel, passe par-dessus les espaces vides et les espaces pleins. Les tracés de la première se limitent à l’espace peint alors que ceux de la seconde recouvrent la totalité du support et semblent tronqués par ses bords. Les traits au crayon correspondent à l’image quand les traits de peinture la débordent. Répétant le mouvement de la spirale, lequel peut aussi bien traduire une rotation du centre vers l’extérieur que des limites vers le centre, ces grilles évoquent le tableau et convoquent son au-delà. L’une organise la composition, l’autre paraît sous-tendre ce qui lui échappe. Ainsi se révèle, avec cette ligne de vie insérée entre deux grilles de nature opposée, une version occidentale et actuelle de la jonction entre matériel et spirituel. Derrière une esthétique plastique quasi chirurgicale, elle trace le déroulé d’une vie faite d’allers-retours entre réalité physique et aspiration psychique.