Deux remords de Claude Monet de Michel Bernard est bien un roman. Dès les premières pages, par le style fluide, le lecteur sait qu’il va se laisser happer pour découvrir un autre univers. Le temps du voyage n’est pas défini. Les trois prénoms qui découpent le livre, Frédéric, Camille, Claude, laissent ouverte la durée de l’aventure à vivre. Chacun des chapitres pourrait être une nouvelle, mais les trois s’enchaînent finement. La guerre de 1870, comme celle de 1914, tout comme la relative accalmie entre les deux, sert de toile de fond aux trois récits. Sur cette toile, par touches imprimées dans des contextes différents, des indices peu appuyés et certains commentaires de tableaux aident le lecteur à se prononcer lui-même sur le sens de ces remords annoncés dans le titre et jamais directement explicités. Au-delà de cette quête de sens qui l’absorbe, le lecteur prend aussi plaisir à retrouver au fil des pages les tableaux de Monet qui sont source d’inspiration de certaines scènes imaginées par l’auteur.
Frédéric
Dans le premier chapitre consacré à Frédéric Bazille, Bernard adopte le point de vue d’un père qui vient de perdre son fils à la guerre, un fils peintre qu’il aurait préféré voir médecin. Le regard porté par Léon Bazille est digne et aimant. La peinture n’est pas son domaine et il aborde celle de son fils à partir de son propre monde. Les tableaux qu’il cite sont ceux qui le rattachent directement à leur histoire commune : le Mariage mystique de sainte Catherine, copie d’un Véronèse donnée au curé qui l’a aidé à rapatrier le corps du soldat, La réunion de famille où chacun, surplombant le domaine familial, avait pu se reconnaître autour du bel arbre du jardin, Ruth et Booz, tableau inachevé que Bazille avait commenté un jour de permission. Le père de Frédéric convoque aussi les amis du peintre, ceux qui sont encore à la guerre comme Auguste Renoir, Gustave Courbet, Edgar Degas, Édouard Manet, ceux dont il ne sait rien comme Paul Cézanne, Alfred Sisley, et, un peu à part, Claude Monet. Monet n’est pas à la guerre, il peint. Bazille a toujours voué une admiration sans faille à ce compagnon des débuts qu’il aidait financièrement. Autrefois, Monet avait rejoint les chasseurs d’Afrique ; l’imitant presque, Bazille s’est engagé dans les Zouaves. Tous deux sont à leur place. Monet mène sa nécessaire bataille contre les reflets de l’eau et lui, comme son modèle, devient de plus en plus fort, de plus en plus assuré, tout en enrichissant sa palette d’impressions. C’est donc avec confiance et courage que Bazille affronte la semaine de combats intensifs qui précèdent sa mort.
Camille
Dans le deuxième chapitre, le plus long, Bernard met l’accent sur Monet et son amour pour Camille. Camille pose avec Frédéric dans deux de ses tableaux Femmes au jardin et Le Déjeuner sur l’herbe. Elle est aussi le modèle, croqué après une nuit d’amour, du tableau qui porte son nom. C’est cette toile, rebaptisée par le public La Femme à la robe verte, qui a ouvert au peintre les portes du Salon en 1866. La liaison de Claude et Camille durera jusqu’à la mort de celle qui deviendra sa femme. Le couple se déplace beaucoup. Paris et quelques sites verdoyants alentour ponctuent des échappées instables du temps de la guerre, comme Trouville, Londres et Zaandam. Elles sont suivies d’une installation durable à Argenteuil, malgré un court séjour professionnel à Montgeron et une dernière demeure à Vétheuil. L’auteur profite de ces changements de lieux pour proposer, non plus des scènes intimes, comme dans le précédent chapitre, mais des scènes sociales. Le lecteur peut ainsi participer à la vie parisienne d’un couple pauvre dont l’homme est un artiste passionné ou, de façon plus détachée, observer à Trouville les touristes insouciants au début de la guerre. Les déplacements de Claude et Camille, accompagnés plus tard de leur fils Jean, permettent également à l’auteur d’explorer les motivations de Monet. Pour Bernard, le chef de file des impressionnistes se caractérise par un impérieux besoin de nature qui s’aggrave à l’approche de certaines saisons. Argenteuil devient alors un havre de paix. Sans soucis financiers parce que ses tableaux se vendent bien, Monet peut y profiter de son jardin et tenter, par ses tableaux, de témoigner de la beauté du monde. Camille est là et, avec ou sans leur fils Jean, il la peint aussi. La relation entre Claude et Camille se retrouve tout entière dans les tableaux du peintre. Bernard reste en effet discret sur l’amour du couple. Il suggère simplement, en évoquant La Capeline rouge, que ce sont dans les portraits de Camille qu’il faut le chercher. La crise financière de 1874 frappe par ricochet les artistes. Endetté, Monet accepte de décorer la propriété de Morgeron de l’amateur d’art Ernest Hoschedé. Les deux familles se rapprochent et, à la suite de la faillite d’Hoschedé, partagent une même maison à Vétheuil dans le vain espoir que Camille se remette de sa deuxième grossesse. Alice Hoschedé l’assistera lors de ses derniers instants.
Claude
Dans ce dernier chapitre se terminant par la mort de Monet, l’auteur ne dévoile pas explicitement la nature des remords du peintre. Il donne quelques clés : la reprise de la guerre, l’importance de trois tableaux et quelques souvenirs du peintre dans l’évocation de son remariage avec Alice.
Le texte s’ouvre sur un repas de famille en juillet 1914 à Giverny. Monet trône en patriarche. Les jeunes hommes présents attendent leur mobilisation. À cette époque-là, le peintre est fortuné et passe une retraite paisible en essayant de jouer de ses influences pour promouvoir les œuvres de ses amis et en profitant de son jardin, sa grande œuvre. Il est à nouveau veuf, Blanche, la femme de Jean, s’occupe de lui et lui redonne le goût de peindre. Monet retouche une série de vieilles toiles représentant les nénuphars de l’étang qu’il avait creusé il y a longtemps. Blanche, lorsqu’elle se meut dans le jardin, lui rappelle Camille. Monet accroche à nouveau La Capeline rouge qu’il avait cachée du temps d’Alice. Il s’entoure également du Déjeuner sur l’herbe dont il a racheté les morceaux vendus séparément, comme il a racheté Femmes au jardin, tableaux de sa jeunesse qui le rattachent non seulement à Camille mais aussi à Frédéric. C’est grâce à eux qu’il est devenu Monet. Être un peintre riche et connu, même généreux, ne pouvait suffire à ces intimes qui avaient cru en lui. Bazille était mort à la guerre que Monet n’avait pas faite. Sa femme avait patiemment tissé son bonheur pour qu’il puisse peindre. Il fallait dire au monde la place qu’ils méritaient mais, dans la quiétude de la vieillesse dont ils étaient privés, il fallait aussi, pour eux dont le souvenir était encore douloureux, réaliser le chef-d’œuvre qu’ils attendaient. Les Nymphéas représentent la vie. Il va la leur offrir. Georges Clémenceau l’accompagne dans ce long périple et, une fois son devoir en quelque sorte accompli, Monet, réconcilié avec lui-même, offre ce qu’il appelait « Les grandes décorations » à tous les morts des deux guerres qu’il a connues. Pour Bernard, les Nymphéas sont une rédemption.
Michel Bernard, Deux remords de Claude Monet, La table ronde, 2018, 240 pages.
