Into abstraction #3 : Agnès Thurnauer

Into abstraction #3 : Agnès Thurnauer
Agnès Thurnauer, Autoportrait (into abstraction) #3, crayon sur toile, 195 x 130 cm, 2015. Courtesy de l'artiste et de la galerie Michel Rein.
Méta  -   Autoportrait en artiste

Agnès Thurnauer est une artiste contemporaine franco-suisse dont le travail pictural se confronte sans cesse à la question de la représentation, celle portée par la peinture bien sûr mais aussi celle façonnée par le langage, domaine où récit et assignation se confondent parfois. Pour cette peintre conceptuelle, la façon de rendre quelque chose présent à quelqu’un est donc un enjeu politique autant qu’une question picturale. C’est la raison pour laquelle nous menons avec elle une série d’entretiens pour notre rubrique « autoportrait en artiste » qui vise à saisir les figures de l’artiste que dessinent les autoportraits d’artistes bien réels. Nous abordons aujourd’hui le troisième tableau de sa série « Into Abstraction ».

 

Orianne Castel : Notre précédent entretien portait sur votre tableau intitulé Autoportrait (into abstraction) #1. J’aimerais poursuivre aujourd’hui avec un autre tableau de cette série, celui nommé Autoportrait (into abstraction) #3 où un voile bleu vient prolonger le haut de votre corps. Manet, dans l’autoportrait que nous évoquions auparavant, se montre en buste dans une posture un peu rigide où seule la main est en mouvement. Dans votre tableau, avec ce voile dont les plis sont animés, vous vous mettez en scène bougeant de tout votre corps dans la couleur. Est-ce qu’être artiste, à votre époque, après l’invention de l’installation et de la performance, revient nécessairement à se mouvoir plus largement dans l’espace qu’un peintre de chevalet de l’époque de Manet ?

Agnès Thurnauer : C’est très intéressant car, personnellement, je vois dans ce dessin une naissance. Ce morceau bleu pourrait être un grand Morris Louis et le corps qui en sort, qui sort de l’espace de la peinture, est assez petit. Contrairement à mes homologues masculins qui revendiquent une puissance, j’ai toujours assumé la petitesse du corps. Bien sûr, les artistes donnent naissance à quelque chose de puissant, mais leurs créations viennent de leurs petits corps. Je trouve incroyable ce qu’on peut générer à partir de notre seul corps par ces gestes qui nous dépassent. Aujourd’hui, je vois un corps qui sort d’une abstraction américaine de type colorfield. Quand je regarde cette zone colorée avec ses différentes transparences, je pense aux tableaux de Morris Louis et d’Helen Frankenthaler.

La question de la performance est, en effet, très importante pour moi. En tout cas, la place du corps dans l’espace de la peinture est une question qui me concerne. Un jour, une artiste peintre très connue m’a dit : « Mais toi tu n’es pas peintre, tu es une artiste qui fait de la peinture ». Je ne suis absolument pas d’accord avec ça. Je l’ai dit dans un entretien récemment, je me sens au contraire très, très peintre. En revanche, j’expérimente la peinture de façon performative et cette performance est liée à l’espace de l’atelier, à l’espace du corps et à l’espace de la pensée. Elle est une chorégraphie mais elle est aussi une chorale, elle donne à entendre différentes voix : celle de l’espace, celle du corps et celle du langage. Vous parliez de l’époque de la peinture de chevalet ; c’est vrai que, pour moi, en tant qu’artiste et avec mon corps féminin, la peinture se déploie dans l’espace. Mais c’est aussi, comme vous le savez, lié à ma pratique initiale d’enfant où j’ai pu performer la peinture dans l’espace de la classe. J’étais dans mon coin, en conversation avec mes couleurs et mes pinceaux. La conversation n’induisait pas l’objet fini mais la relation. À partir du moment où l’on est dans une relation avec l’inédit de la représentation toujours en train de se jouer et de se renouveler, on est aussi nécessairement dans l’espace où il advient et dans les gestes performatifs pour le faire.

Toutes ces questions me passionnent. C’est la raison pour laquelle je me suis tant intéressée aux différents états dans la peinture de Matisse. Je n’ai pas cherché à comprendre ses tableaux comme des objets mais comme des processus. Ce sont les processus qui m’intéressent et c’est pour cela, aussi, que j’ai toutes ces techniques de travail qui ne sont pas des décisions a priori mais des réponses à ce que j’ai envie de représenter, des questions qui demandent à être traitées de telle ou telle façon.

Pour revenir à votre question concernant la peinture de chevalet, en effet, pour moi, on ne peut plus être dans ce dispositif de peinture parce qu’il y a un côté performatif dans l’acte de peindre qui passe par un espace contenant un certain nombre de matériaux, de conversations, de relations d’amitié, de choses vues, etc. C’est une action qui se joue dans un espace durant un certain temps. Certes, à la fin, tout est ramené à une surface, « une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées » comme l’aurait dit Maurice Denis, mais cette surface charrie l’espace et, avec lui, tout ce qui y advient car, comme l’a dit Dominique Fourcade et, avant lui, Mallarmé, « tout arrive ». Tout peut venir se verser dans ce contenant qu’est l’espace du tableau.

 

Agnès Thurnauer
Agnès Thurnauer, Autoportrait (into abstraction) #3, crayon sur toile, 195 x 130 cm, 2015. Courtesy de l’artiste et de la galerie Michel Rein.