Les vernissages de Pierre Monjaret

Les vernissages de Pierre Monjaret
Les couvertures des Guides Legrand
Méta  -   Exposer l'exposition

Dans le cadre de notre recherche sur la façon dont les artistes conçoivent l’exposition, nous poursuivons notre réflexion sur le temps très particulier du vernissage initiée avec le travail de Jean-Daniel Berclaz. Nous interrogeons aujourd’hui l’artiste Pierre Monjaret à l’origine du « Guide Legrand des buffets de vernissages », un guide gastronomique sur les vernissages d’exposition.

 

Orianne Castel : Votre pratique porte sur différentes conventions propres à l’art (les communiqués de presse, les relations entre institutions, etc.) mais j’aimerais, dans le cadre de cet entretien, que nous nous limitions à celle du vernissage. Vous publiez, tous les deux ans, et ce depuis 2004, un guide des buffets de vernissages. Pouvez-vous expliquer à nos lecteurs en quoi il consiste ?

Pierre Monjaret : Le guide se compose de comptes-rendus de vernissage. Chaque compte-rendu commence par le nom du lieu d’exposition et son adresse. Les caractéristiques de ce lieu, si caractéristiques notables il y a, sont brièvement décrites. Le buffet est ensuite abordé : ce qu’il y a à boire et à manger : des biscuits pour apéritif ou des bouchées préparées par un traiteur de haut vol, du mauvais vin rouge ou du bon champagne, etc. Et aussi comment il est disposé dans le lieu, s’il y a des verres ou des gobelets en carton, si on se sert soi-même. On finit par l’ambiance et les conversations, en ayant à l’esprit que l’on vient à un vernissage pour passer un bon moment et non pour regarder l’exposition. D’ailleurs, les titres des expositions et les noms des artistes ne sont jamais mentionnés.
Enfin, la notation finale (l’équivalent des étoiles du Guide Michelin ou des toques du Guide Gault et Millau) est indiquée par les cacahuètes. Zéro, deux, quatre ou six cacahuètes.
Les vernissages traités par le guide sont les vernissages ouverts au public, pas les vernissages sur invitation (sauf quand ce barrage est facile à contourner). Et tous les vernissages visités sont dans le guide, même les pires.

O.C. : Quel propos cherchez-vous à tenir sur ce rituel du vernissage avec l’élaboration de ce guide ?

P.M. : Je le fais d’abord parce que c’est ce qui se passe réellement. J’ai été très étonné par mes premières visites de vernissages que j’imaginais plus calmes et contemplatifs. C’est après ces premières expériences que j’ai cherché à souligner plusieurs paradoxes. L’aspect « social », à ne pas confondre avec « mondain », y prend beaucoup plus de place que la contemplation des œuvres. On retrouve des amis et des connaissances, on bavarde, quelquefois on danse. C’est aussi un très mauvais moment pour apprécier l’exposition. Il y a du monde, du bruit. Et pourtant les responsables des lieux d’exposition sont contents quand il y a du monde au vernissage. Dans certains cas, des structures qui sont faites en principe pour exposer des arts visuels se transforment pratiquement en restaurants. C’est pour cela que je regrette parfois qu’il n’y ait pas d’ateliers de cuisine dans les écoles d’art.

O.C.: Ce travail, qui est toujours en cours, a commencé en 2004, soit un an après l’ouverture de votre Lieu d’Art Contemporain La Bergerie, espace fictif mimant les codes d’une galerie internationale. Votre envie de travailler autour du vernissage provient-elle de cette expérience ? Y a-t-il eu des vernissages à la Bergerie durant la période où vous en étiez le « Directeur » et, si oui, quelle forme ont-ils pris dans la mesure où il n’y avait, je crois, ni artistes ni œuvres ?

P.M. : Il n’y avait pas de murs non plus. Donc pas de vernissages. Je ne suis jamais allé à Bourréac (le village où aurait pu être située la Bergerie-Lieu d’Art Contemporain).

 

Tableau attribué à Lina Mc Grea par l’artiste Pierre Monjaret lors de sa non exposition à la Bergerie-Lieu d’Art Contemporain.

 

O.C.: On ne doit donc pas à cette fausse galerie dont les activités se sont terminées en 2010 l’invention du Guide Legrand. En revanche, on doit à ce dernier la création d’une société de conseil en vernissage nommée « Auguste Legrand Consulting ». Pouvez-vous décrire les activités de cette entreprise fictive à nos lecteurs ?

P.M. : Je m’intéresse avec mes modestes moyens au fonctionnement du « monde de l’art » (étudié, entre autres, par les sociologues Raymonde Moulin et Pierre-Michel Menger, ce dernier étant un lecteur assidu du Guide Legrand). Auguste Legrand Consulting a démarré ses activités vers 2008. Auguste Legrand est quelqu’un de sérieux et efficace. Très premier degré. Auguste Legrand Consulting utilise les compétences acquises lors de nombreuses visites de vernissages pour conseiller les particuliers, les artistes, les écoles d’art, les entreprises. Pour ces dernières, nous organisons des sessions de « team making » et, plutôt que de faire du saut à l’élastique, nous visitons des vernissages dans un esprit « corporate ». Un immense succès, bien qu’aucune entreprise ne nous ait encore consultés.

O.C. : Avec le guide gastronomique des vernissages, vous insistez sur la part sociale inhérente au processus de validation artistique dans le cadre des expositions d’art contemporain. Qu’est-ce que la création de ce cabinet de consulting dit de plus ? S’agit-il d’une histoire de professionnalisation de l’organisation d’un fait social assez ancien ?

P.M. : Il ne dit pas grand-chose de plus, il me semble. À part deux ou trois occasions, pas plus, il n’y a jamais eu de volontaires pour les stages « Vernissages avec Auguste Legrand » que j’organise de temps en temps. L’Académie Legrand (qui assure la formation et la sélection des inspectrices et inspecteurs du guide) et la Cérémonie des Cacahuètes d’Or (qui récompense les meilleurs buffets) ont eu plus de public.

O.C. : En mettant en évidence l’importance de la part du social dans le processus de reconnaissance d’un artiste, vous introduisez un doute quant à la qualité de ce qui peut être considéré comme œuvre par les institutions artistiques. Mais, au-delà de cet aspect, vous avez déclaré : «le marché réduit l’art à sa qualité d’objet». Quel est votre rapport à l’œuvre-objet ? Pensez-vous qu’il s’agit d’une forme d’art dépassée ?

P.M. : Je ne me souviens plus avoir dit cela mais il est vrai que je suis d’accord avec Ghislain Mollet-Viéville quand il fait une différence entre « l’objet d’art » et « l’objet de l’art ». Je suis assez attiré par le vide et l’invisible.

O.C. : Je vous pose cette question car vous produisez vous-même peu d’objets (votre guide prend la forme d’une édition papier en tirages limités, votre société de conseil fictive n’existe, je crois, qu’en ligne et il n’y a aucun enregistrement des performances-conférences données du temps de la Bergerie sur Internet). Vous vous inscrivez manifestement dans l’héritage de l’art conceptuel. Mais quelles sont, précisément, vos influences artistiques ?

P.M. : Douglas Huebler par exemple, qui déclarait en 1969 : « le monde est rempli d’objets plus ou moins intéressants ; je ne souhaite pas en rajouter ». Mais aussi Alphonse Allais, Erik Satie, Jacques Lizène ou Ernest T et certains artistes dont parle Jean-Yves Jouannais dans son livre L’Idiotie. Donc, quelque part entre l’art conceptuel et l’art idiot (à ne pas confondre avec la bêtise et la fantaisie). J’ai commencé à ouvrir des fenêtres quand j’habitais rue Alphonse Allais, à Tarbes. On trouve beaucoup de vidéos d’ouverture de fenêtres sur le site « Pierre Monjaret ouvre une fenêtre« . Quand y a-t-il art ? Les events et autres performances des années soixante, sous des conditions appropriées d’esthétisation, voulaient « transfigurer le banal » pour reprendre le titre français d’Arthur Danto. Ce qui a un petit côté romantico-artistique. Je chercherais plutôt à éviter toute posture d’autorité ou de maîtrise et, plutôt que « ré-enchanter » le monde, désenchanter le monde. Ce qui demande moins d’effort et me convient très bien.

 

Ouverture d’une fenêtre en 2014.

 

O.C.: Pour mettre en tension les codes en vigueur dans l’art contemporain, vous en mimez d’autres en usage dans d’autres domaines. Je pense aux suggestions d’associations entre buffets et expositions présents dans vos guides : « crêpes, noisettes, Kir et Pouilly-Fuissé pour un vernissage d’abstraction informelle ». Je pense au langage commercial utilisé sur le site de votre faux cabinet de conseil : « ces stages comprennent la visite accompagnée de plusieurs vernissages, avec briefing et debriefing ». Sauriez-vous expliquer d’où provient ce goût pour l’imitation ?

P.M. : À une certaine époque, le Guide Michelin avait un tableau de correspondance entre les plats et les vins. Foie gras et Sauternes, choucroute et Riesling. J’ai trouvé amusant de faire une parodie (ou un pastiche ?) de ce tableau avec les étiquettes de courants artistiques dont l’histoire de l’art est friande. Pour le guide 2024, il y aura : Céramique feldspathique abstraite / Cakes aux lardons, bretzels, ouzo ou encore Installation en intérieur / Noix de cajou, sablés, vin rosé californien.
Je m’explique mal ce goût de l’imitation. Peut-être un sentiment nihiliste que tout a déjà été fait et que l’on ne peut que souligner le dérisoire de ces entreprises. J’ai eu l’idée de créer une Amicale des Artistes Maudits, mais ça n’a pas marché.

O.C. : Vous-même êtes artiste selon, du moins, la définition par la reconnaissance sociale que vous mettez en évidence dans vos œuvres. Votre statut a, en effet, été validé par un certain nombre d’institutions légitimes (certaines de vos œuvres ont été exposées dans des centres d’art ou ont intégré les collections d’un FRAC). Avez-vous déjà participé à un vernissage en tant qu’artiste ? Comment l’avez-vous vécu ? Mais surtout, plus globalement, comment vivez-vous votre positionnement d’artiste « assumant de ne pas jouer le jeu » ? Qu’est-ce que ça vous apporte et pensez-vous que ça vous dessert ?

P.M. : Je crois que c’est la théorie institutionnelle de l’art (Arthur Danto, George Dickie, etc.) qui dit que c’est celui qui dit qui l’est. Il suffit de dire (ou à la rigueur qu’un groupe de personnes dise) que l’on est artiste pour l’être. Mais cela n’a pas beaucoup d’importance. Mon positionnement est assez simple. Je n’ai pas fait d’école d’art, j’ai commencé à 46 ans, ce que je fais n’a pas les caractéristiques matérielles pour être exposé et vendu cher dans des galeries, je vivais dans une petite ville de province (je vis maintenant dans un petit village de province), mon travail artistique consiste principalement à me moquer d’une grande partie du monde de l’art et je suis paresseux. Avec une ou deux de ces qualités, cela passe encore, mais toutes à la fois… Sachant dès le début que je n’aurai pas une reconnaissance énorme, je n’ai pas eu à m’en préoccuper.

O.C. : Un autre rouage de la validation des artistes en tant qu’artiste est évidemment la presse. Si beaucoup de vos œuvres n’ont pas d’existence matérielle, il en existe des traces dans différents articles de presse. Plus encore, il me semble que certains articles annoncent ou rendent compte d’évènements qui n’ont pas eu lieu. Peut-être que je me trompe mais, si c’est bien le cas, considérez-vous votre entreprise de « corrompre » la presse en l’utilisant pour diffuser de fausses informations comme un autre geste artistique visant à faire tanguer nos certitudes quant aux processus de légitimation de l’art officiel ?

P.M. : « Faire, c’est bien. Communiquer, c’est mieux » comme disait Lina Mc Grea. Moins j’en fais, plus je communique.
La Bergerie-Lieu d’Art Contemporain avait de très bons rapports avec la presse. Je leur envoyais des communiqués de presse sur les expositions à venir. Cela marchait ou pas. (Je rappelle que la Bergerie était une fiction et que l’exposition « Reykjavik » n’a jamais eu lieu.)
« Faire tanguer nos certitudes », c’est peut-être un bon résumé.

 

Lettre à destination de Madame la Ministre de la Culture Rima Abdul Malak.