Dans le miroir d’Alice Rajasombat

Dans le miroir d’Alice Rajasombat
Méta  -   Les objets de l'art

Afin de poursuivre notre réflexion sur ces objets de l’art qui se confondent avec les sujets de l’art et pour continuer celle autour du miroir commencée avec Noah Henry Cabello, nous interrogeons aujourd’hui une autre peintre. Âgée de 38 ans, Alice Rajasombat a fait ses études d’arts plastiques à Montpellier et vit désormais à Berlin. Elle évoque avec nous son tableau The fallen magic, une œuvre sur la représentation, en peinture et en société. Merci à notre partenaire ATFU grâce à qui nous avons découvert son travail.

Orianne Castel : Votre image, avec ces trois formes circulaires, ces oppositions de couleurs et sa variété de textures est très composée. L’avez-vous construite ou avez-vous « découvert » cette scène dans le réel ?

Alice Rajasombat : Dans cette peinture se trouvent des éléments « découverts » comme le miroir, le livre, la tasse de thé et l’assiette de fruits, qui sont associés à d’autres éléments que je suis venue ajouter au fur et à mesure que je peignais. C’est ce que je fais lorsque mon idée de départ ne me convient plus, soit que je comprends qu’elle ne fonctionne finalement pas, soit que je la trouve trop pauvre. J’aime jouer avec le réel et l’imaginaire comme on peut le voir ici avec le drapé qui s’arrête en haut à gauche comme s’il avait été collé sur une matière plate et jaune. Pour ce travail, j’ai voulu mettre certaines matières en opposition comme les fleurs et le drapé qui évoquent quelque chose de romantique et doux tandis que figurent également un couteau ainsi qu’un miroir qui, s’il se brise, coupe. L’univers représenté a quelque chose de poétique mais, si l’on y regarde de plus près, on aperçoit aussi une image photographique hostile aux couleurs froides en bas à gauche.

O.C. : Un des trois cercles est un miroir. Est-ce vous que l’on aperçoit dans le reflet ?

A.J. : Oui, c’est bien moi. J’ai voulu montrer la partie hors cadre. Celle qui n’apparaît normalement pas dans le champ de l’appareil photo. Il s’agissait de jouer, comme je le fais souvent, avec la personne qui regarde la peinture.

O.C. : Dans l’histoire de l’art, il arrive souvent que le miroir révèle la présence du peintre au travail ; aussi j’interprète votre reflet comme une représentation de vous en train de produire votre œuvre. Comme votre double est en train de prendre une photographie, j’ai l’impression que vous montrez que vous peignez d’après photographie. Est-ce le cas ? Peignez-vous certains éléments d’après photographie ?

A.J. : Je ne regarde pas directement dans le miroir, j’observe la scène. Je l’immortalise pour ensuite pouvoir la peindre. Je pense qu’ici j’ai voulu dévoiler au regardeur ma façon de travailler en m’insérant dans le tableau. J’ai voulu laisser voir le « réel » quelque part dans la représentation imaginaire. Effectivement, on peut considérer le reflet dans le miroir comme étant mon alter ego représenté en peinture.

Tous les composants classiques de la nature morte figurent ici : la tasse de thé, les fleurs, le livre. Le seul élément qui déroge à la règle est le petit miroir rond dans lequel mon image, un visage à moitié dissimulé par mon téléphone, se révèle. Étant graphiste de formation, j’ai l’habitude de m’amuser avec les images et il m’arrive d’emprunter des éléments issus de magazines par exemple et de les greffer à une photographie que j’ai prise ultérieurement. En utilisant ce procédé j’arrive à un assemblage que je peins après coup.

O.C. : Vous mentionniez tout à l’heure une seconde photographie, en noir et blanc cette fois. Est-ce également vous sur cette image ?

A.J. : Peut-être inconsciemment. J’ai peint cet élément sans dessin préalable. Je l’ai ajouté en dernière minute car je trouvais l’ensemble trop mièvre. La photo était un peu trop « instagrammable ». Il manquait un côté badass[1].

O.C. : C’est amusant que vous évoquiez ce côté « badass » car si je vous posais cette question c’est parce qu’entre la photo en train de se prendre (celle représentée dans le miroir) et la photo développée (le polaroïd en noir et blanc) il y a une certaine liberté agressive et drôle qui apparaît (le double doigt d’honneur qui fait des yeux au personnage). On passe d’une image de femme à l’apparence assez réservée à une représentation de femme plutôt délurée. Puisque vous n’êtes pas sûre que ce soit vous sur la deuxième image, vous n’avez sans doute pas pensé que ce processus de « développement de la photo » pouvait faire récit, mais je me demande quand même si cette « révélation photographique » a un lien avec le titre de votre œuvre. Pourquoi ce titre ?

A.J. : Mon intention première a été de présenter une partie de mon univers, de ce que je fais lorsque je ne peins pas, mais tout m’a semblé trop lisse… Peut-être que le côté étrange de ma personnalité s’est lassé et m’a fait inclure le polaroïd et le couteau à la peinture. Le titre pourrait faire référence à la peintre, moi-même, qui se dévoile à son public en lui disant qu’elle n’est pas si douce qu’elle n’y paraît. Grâce aux objets tels que le polaroïd et le couteau, elle met en évidence sa bizarrerie.

O.C. : Si je propose cette interprétation d’une révélation d’une femme dans la retenue à une femme plus libre, c’est aussi parce qu’on aperçoit sur la table le best-seller Women Don’t Owe You Pretty qui est un livre de féminisme intersectionnel dans lequel l’autrice analyse l’image que les femmes ont d’elles-mêmes et affirme notamment que le capitalisme patriarcal en obligeant les femmes à se montrer « jolies » influe négativement sur leur estime d’elles-mêmes. Quel est votre rapport à ce livre ? Qu’avez-vous souhaité dire en le peignant à côté de votre reflet dans le miroir ?

A.J. : Women Don’t Owe You Pretty n’est peut-être pas mon livre préféré consacré au féminisme mais, ce jour-là, je me souviens qu’il m’a beaucoup aidée. Je me souviens que, par un jour sinistre, je suis allée me requinquer à la librairie et je suis tombée sur lui. J’ai aimé le lire. Ça m’avait fait beaucoup de bien ce jour-là. Je pense l’avoir peint à côté de mon reflet afin de préciser au regardeur mes positions, lui faire comprendre de quel côté je me situe. En l’analysant avec vous, cette peinture m’apparaît désormais comme se rapprochant de l’autoportrait.

O.C. : Votre réponse est intéressante car depuis le traité De Pictura on a tendance à considérer le miroir comme l’emblème de la peinture représentant le réel mais qu’en même temps en faisant de Narcisse l’inventeur de cette discipline Alberti la liait à un possible intérêt pour soi-même. Comment situeriez-vous votre ambition en matière de peinture, plutôt du côté d’une représentation froide du monde qui vous entoure ou d’une expression de vos sentiments ?

A.J. : J’ai déjà peint mon autoportrait. Le tout premier est inspiré d’une image de mon visage passé au scanner agrémentée de strass. Le dernier s’inscrit dans une démarche liée au questionnement de l’identité dans la tradition esthétique. Actuellement, ma recherche picturale se concentre sur le thème de la construction de l’identité et du mythe personnel. Les épreuves que je traverse et mes réactions par rapport à elles se retrouvent dans mes peintures. Elles sont surtout présentes dans celles que j’ai peintes récemment. Pour répondre à votre question, je dirais que c’est la rencontre entre une représentation du présent et de mes sentiments personnels par rapport à lui.

O.C. : Pour accompagner le lancement de son livre, l’autrice de Women Don’t Owe You Pretty avait demandé à ses followers de publier des photos d’eux-mêmes tenant son livre sur Instagram. Le saviez-vous au moment où vous avez réalisé cette peinture ? Je vous pose la question car vous représentez souvent cette « société du selfie » dans vos tableaux et on sent que vous n’êtes pas très en phase avec cet univers. Qu’en pensez-vous ? Pourquoi ce sujet est-il récurrent dans votre pratique ?

A.J. : Non, je ne le savais pas. J’ai tagué le nom de l’autrice du livre lorsque j’ai publié la photo de ma peinture sur les réseaux sociaux. Dans ma première série de peintures, j’ai en effet peint des filles se prenant en photo, faisant des selfies car j’étais vraiment intriguée par ces nouvelles icônes qui prenaient place sur les réseaux sociaux. Ces personnages qui se dévoilent au travers d’un écran m’étonnaient. Je souhaitais les soustraire de leur cadre habituel afin de les rendre indispensables car ces photos sont vouées à n’être qu’éphémères. Mon désir était de redéfinir la place de la femme dans la société, de reconquérir, par la peinture, son corps marchandisé mais aussi de désacraliser ce corps dit « féminin ». Je me suis inspirée des poses travaillées qui rappellent celles des magazines mais également celles de l’histoire de l’art.

O.C. : Vous utilisez les images photographiques comme modèles pour vos peintures. Que pensez-vous que la peinture apporte de spécifique par rapport à la photographie ou la vidéo, cette fois pratiquées en tant qu’art ?

A.J. : Je m’approprie la photographie en la peignant. La peinture n’a pas de limite. Elle me sert à représenter notre temps de manière très juste même si les artistes d’aujourd’hui lui préfèrent la vidéo. La peinture rend visibles les détails. Des éclaboussures, des coulures, des rayures… La peinture offre la possibilité de mélanger les techniques sur la même toile. Elle permet également d’opposer la technique aux premiers coups de pinceau de l’enfant. Contrairement à la photographie, sa production met plus de temps, son rythme ne répond pas à celui de la surconsommation.

O.C. : Vous disiez tout à l’heure que le livre de Florence Given n’était pas nécessairement la thèse féministe qui vous a le plus convaincue. Je dois dire que, quand j’ai vu votre tableau, avec ces fleurs coupées et ces fruits entamés, ces éléments qui dans la peinture classique rappellent au spectateur le caractère éphémère de l’existence, j’ai eu l’impression que c’était ce livre, son hyperactualité qui, inséré dans ce décor codifié et habituellement fermé à la société, était frappé de vanité. Vous parliez à l’instant de sauver ces femmes de l’éphémère en les peignant mais je ne peux pas m’empêcher de penser que leurs poses sont tellement typiques de notre époque qu’elles ne pourront pas toucher intimement les personnes des époques ultérieures. Concevez-vous la peinture comme un témoignage de notre temps ?

A.J. : Oui, je l’utilise comme témoignage car, si sa qualité d’œuvre d’art est avérée, il est possible alors de toucher les personnes des époques ultérieures. Le pouvoir de transformation de l’art se met au service du simple témoignage. La qualité artistique permet de donner à des images qui, au départ, n’avaient aucune originalité, qui ne se démarquaient pas des milliers d’autres dont nous sommes chaque jour saturés, un charme authentique.

 

The fallen magic, 50 cm x 70 cm, Peinture, Huile sur toile, 2021.

 

[1] badass. (mot anglo-américain « mauvais garçon ».) Familier. Homme (héros de films d’action, à l’origine) ou, par extension, femme au caractère bien trempé, qui n’hésite pas à employer la force pour arriver à ses fins : Des filles badass. (LAROUSSE)