Certains artistes, abstraits ou figuratifs, peignent la peinture. Ils proposent des « définitions plastiques » multiples : composition picturale, objet-tableau, activité artistique ou expérience optique. Nous nous proposons d’explorer ces variations au sein de la nouvelle rubrique « Peindre la peinture ». Greenberg et Foucault voient en Manet un précurseur de cette tendance. C’est pourquoi nous avons choisi d’inaugurer la rubrique avec une lecture croisée de leurs interprétations de son œuvre.
Clement Greenberg est le théoricien du modernisme. Ce système suppose que les artistes du XIXe siècle se sont engagés dans un travail d’autocritique. Selon lui, cette critique réflexive a pris la forme d’une insistance sur la planéité de la surface. Dans son article « La peinture moderniste », il explique que les artistes auraient cherché à révéler la planéité du tableau. Pour Greenberg, cette planéité constitue « le seul élément exclusif de l’art pictural [1] ». Il ajoute que « les œuvres de Manet devinrent les premières peintures modernistes en vertu de la franchise avec laquelle elles affirmaient les surfaces planes sur lesquelles elles étaient peintes [2] ». De ce fait, il considère Manet comme le premier moderniste.
Michel Foucault débute sa conférence sur Manet par la phrase suivante : « Manet en effet est celui qui pour la première fois, me semble-t-il, dans l’art occidental, au moins depuis la Renaissance, au moins depuis le quattrocento, s’est permis d’utiliser et de faire jouer, en quelque sorte, à l’intérieur même de ses tableaux, à l’intérieur même de ce qu’ils représentaient, les propriétés matérielles de l’espace sur lequel il peignait [3] ». Il semble donc se situer dans la même tradition.
Foucault donne cette conférence donnée à Tunis en 1971, soit onze ans après la parution du texte de Greenberg. Il s’accorde avec le critique américain pour dire que Manet met en avant le « tableau-objet ». Pourtant, cet objet-tableau ne recouvre pas les mêmes propriétés chez les deux théoriciens.
La surface plane et limitée
Comme Greenberg, Foucault insiste sur l’effet de planéité propre à la peinture de Manet. Il s’appuit sur des exemples précis et notamment sur l’œuvre L’Exécution de Maximilien (1868). Et il affirme ainsi que le mur se situant derrière l’étroite bande sur laquelle se tient l’ensemble des personnages. Cette « fermeture violente marquée et appuyée de l’espace par la présence d’un grand mur », n’est rien d’autre qu’un redoublement de la toile elle-même. Ce mur insiste sur l’absence de profondeur du tableau, sur la propriété inhérente au support dont il voit la manifestation la plus aboutie dans la composition de l’œuvre Le Fifre (1866) où sol et mur se trouvent fondus dans le même plan, l’horizontalité du plancher n’étant matérialisée que par une légère ombre.
Foucault ne se limite pas à prouver la phrase de Greenberg selon laquelle Manet fut le premier peintre à manifester aussi nettement la planéité de son support. Il va chercher dans ses tableaux d’autres éléments associés au modernisme par le critique. Et notamment l’affichage des limites spatiales. Ainsi, montrant à ses auditeurs le tableau intitulé Dans la serre (1879) dans lequel les jambes de la femme sont coupées par le bord inférieur du tableau. Il affirme que ce cadrage insiste sur la découpe de l’image et donc sur la présence du cadre. Avec l’œuvre Le Balcon (1868-1869), il met en évidence une autre technique produisant le même effet. Dans ce tableau, souligne Foucault, les trois personnages regardent chacun dans une direction différente. Et tous fixent leur attention sur quelque chose qui se situe hors cadre. Leurs regards laissent supposer que la scène se déploie à gauche comme à droite du tableau. Et ils indiquent au spectateur qui ne peut la voir, qu’il fait face à une surface aux bordures bien limitées.
La surface texturée et épaisse
Plat et limité, telle est la définition de l’objet-tableau greenbergien. Mais cette définition, passée au féminin, pourrait tout aussi bien être celle de l’image. Foucault semble en avoir conscience puisque sa propre définition du tableau est plus proche d’un objet que celle du critique américain. C’est ce que montre son interprétation des scènes maritimes de Manet. Pour le philosophe, le couple composé d’une femme en robe rayée dans le sens vertical et d’un homme dont la chemise est rayée horizontalement représenté dans l’œuvre Argenteuil (1874) manifeste la texture de la toile. Selon lui, cette œuvre est un jeu qui « consiste à représenter sur une toile les propriétés mêmes du tissu[4] ». De la même façon, les axes horizontaux et verticaux qui composent les bateaux dans Le Port de Bordeaux (1871) rappellent les bords du tableau. Mais ils reproduisent surtout « les fibres horizontales et verticales qui constituent la toile elle-même, la toile dans ce qu’elle a de matériel [5] ».
Pour être plat et limité, le tableau n’en est pas moins texturé. Car il est composé d’une toile, c’est-à-dire d’une matière faite de fils de chaîne et de trame entrelacés. Mais un tableau n’est pas seulement une surface texturée d’un côté, il est un objet qui en a donc au moins deux. Le tableau a une face avant et une face arrière. Et c’est la raison pour laquelle Foucault cherche également chez Manet une mise en avant du recto-verso. Il la trouve à nouveau à travers des jeux de regards. Ceux vers l’avant et ceux vers l’arrière mis en scène dans La Serveuse de bocks (1879). Mais, plus encore, dans Le Chemin de fer (1872-1873) présentant deux personnages dont le positionnement en tête-bêche « force en quelque sorte le spectateur à avoir envie de tourner autour de la toile [6] ».
Une lecture divergente plus que complémentaire
Ainsi Foucault voit chez Manet une mise en évidence d’autres propriétés de la toile que celles mises au jour par Greenberg pour définir le modernisme. Si Foucault mentionne « le tableau-objet, la peinture-objet [7] », ceux-ci ne peuvent se définir seulement comme une surface plane et limitée. Car une toile est un matériau qui possède une texture et deux surfaces.
Évoluant dans l’univers artistique français où, sur fond de matérialisme historique, la logique moderniste avait pris la forme d’expositions par les artistes des éléments constitutifs de leur médium, Foucault ne pouvait en ignorer l’importance. Entouré des châssis désossés par les artistes de BMPT et des toiles enroulées sur elles-mêmes par ceux de Support-Surface, il ne pouvait que voir la dimension concrète de tout tableau.
Cependant, en montrant cette matérialité dans l’œuvre de celui dont Greenberg avait fait le précurseur du modernisme, le philosophe a, sans jamais le citer, mis en avant le peu de matérialité de l’objet-tableau chez son prédécesseur. Lequel correspondrait plutôt à une image de tableau.
Et des relectures
Sa volonté de voir chez Manet (en grossissant parfois le trait) le tableau dans sa matérialité a permis de montrer la dimension idéale de la conception greenbergienne. Mais, plus encore, elle a autorisé une certaine tradition française à réinterpréter les œuvres des artistes abstraits américains.
Dans la lignée de Greenberg les Ultimate Paintings d’Ad Reinhardt et les Shaped Canvas de Frank Stella avaient beaucoup été interprétés en termes de surfaces planes et limitées côté américain. L’historien de l’art français Éric de Chassey a pour sa part signalé la manifestation du recto-verso perceptible à travers la composition cruciforme de Reinhardt et la largeur des bandes de Stella, toutes deux inspirées du châssis situé derrière la toile[8].
Ce signalement de l’entretoise du châssis cachée dans les tableaux américains est très intéressant. Car elle semble également se dissimuler dans la conférence de Foucault. En effet, le philosophe introduit son argumentation sur le recto-verso par la description de la composition Dans la serre (1879) en insistant sur la présence de deux mains (une en position verticale, l’autre en position horizontale) renvoyant aux « axes du tableau [9]». Si le lecteur, à ce moment, voit dans cette expression une autre façon d’évoquer les horizontales et verticales composant le cadre et la toile, ces mains, Foucault insiste là-dessus, sont placées au centre de la composition. Leur emplacement correspond exactement à l’endroit où, derrière la toile, se situe le croisement de l’entretoise du châssis.
[1] Greenberg, Clement, « La peinture moderniste », Appareil, 17 | 2016, mis en ligne le 12 juillet 2016. Disponible sur : http://journals.openedition.org/appareil/2302
[2] Ibidem
[3] Foucault, Michel, La peinture de Manet, Paris, Seuil, « Traces écrites », 2004 p. 22.
[4] Ibidem, p. 30.
[5] Ibidem, p. 29.
[6] Ibidem, p. 35.
[7] Ibidem, p. 47.
[8] Éric De Chassey, L’abstraction avec ou sans raisons, Paris, Gallimard, « Art et artistes », 2017, p. 45.
[9] Foucault, Michel, La peinture de Manet, Paris, Seuil, « Traces écrites », 2004 p. 32.
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