Le Musée Transitoire réapparaît à Paris

Le Musée Transitoire réapparaît à Paris
Vue de l’installation de Romina Shama, 2023.
À voir

L’entrée de l’établissement se situe au 44 boulevard de la Bastille. Anciennement, les deux bâtiments qui le composent, l’un donnant sur le boulevard, l’autre sur la rue Biscornet, étaient des bureaux administratifs du régime social des indépendants (RSI). Aujourd’hui, on ne sait pas ce que l’immeuble va devenir, probablement de nouveaux bureaux. Après une première expérience dans un parking parisien désaffecté, puis dans les serres d’un jardin à Genève, c’est dans ces bureaux abandonnés que le Musée Transitoire s’est installé pour sa troisième édition. L’exposition actuelle s’intitule « Le droit à l’oubli ».

Les œuvres sont réparties dans les deux bâtiments. Certains bureaux ont été investis, d’autres non. Difficile de suivre le plan de salle prévu par l’équipe organisatrice. On explore le musée comme un manoir hanté, une tentative d’urbex. On ne sait jamais trop ce qu’on va trouver, peut-être rien. Si on décide de commencer sa visite par le bâtiment sur rue, on découvre certaines archives, celles des éditions précédentes agencées par l’artiste et fondatrice du projet Romina Shama. Des photos d’espaces, de plans de travail, de documents administratifs ou d’enregistrements sonores sont mis en scène dans une salle devenant l’institution par excellence, l’institution des institutions. Cet agencement paraît aussi être une mise en scène de ce en quoi pourraient consister les différentes expériences du Musée transitoire mises bout à bout. L’exposition de ces archives interroge aussi sur ce qui fait la valeur d’une œuvre : pourquoi ces souvenirs n’auraient-ils pas, eux aussi, droit à leur propre espace ? Si oui, est-ce qu’une exposition peut être en évolution continue ?

On ne manquera pas la très étrange salle investie par les restes de la performance de Krikor Kouchian, dont la captation est projetée sur un écran. C’est ce même artiste qui a enregistré la réverbération du son dans les espaces du musée. Cet enregistrement a parfois été réalisé à partir d’objets qui y avaient été abandonnés. Dans l’attente que des musiciens et musiciennes s’emparent de ces enregistrements pour jouer avec des souvenirs choisis à un instant précis, l’empreinte sonore du Musée est disponible de façon permanente ici.

La pièce Controlled Chaos de A.K. Burns permet quant à elle de déjouer nos attentes en matière de réverbération optique. Cette pièce a été conçue comme un miroir dont la répartition partielle du nitrate d’argent a été entravée par l’ajout de matériaux divers. L’empreinte fantomatique laissée par ces matériaux rend impossible la réflexion. Pour l’artiste, « ces miroirs ne reflètent pas l’espace, mettant plutôt l’accent sur les mondes intérieurs de chaque œuvre ». Dans cette série des Miroirs perturbés, certains miroirs forment des visages. À nouveau, l’œuvre se regarde, s’interroge sur ce qu’elle est et se reflète elle-même.

 

A.K Burns, Controlled Chaos, 2023, verre, nitrate d’argent, sable, 40 x 50 x 4 cm.

 

L’artiste Florence Jung a réparti dans plusieurs bureaux son œuvre intitulée Jung85. Il s’agit d’un scénario découpé phrase par phrase et disposé sur une fenêtre par pièce. Toute tentative de vue globale d’exposition est presque impossible. Mise en scène déconcertante, scénario sans narration, le spectateur éprouve une sensation étrange. N’y aurait-il pas autre chose à voir ? On analyse avec précaution les murs blancs, les taches sur les moquettes grises, et pourtant l’œuvre est bien là, sur la fenêtre. L’expérience évoque les livres-jeux comme La Planète aux 100 pièges ou La Colline aux 100 fées (Editions Gründ) : que l’on se prête ou non au jeu de réconcilier les différents fils de l’histoire, on ressort troublé par cette œuvre énigmatique.

Lee Lozano conclura peut-être votre visite avec Dropout Piece. En 1972, à travers cette œuvre conceptuelle, « the hardest work I ever done » dira-t-elle, l’artiste américaine décide de son retrait total du monde de l’art. Suite à cette décision aux conséquences personnelles et professionnelles radicales, E – identité qu’elle prendra à la fin de sa carrière – retourne vivre chez ses parents jusqu’à son décès en 1999. Ce retrait explique en partie le manque de reconnaissance de son travail. L’artiste souhaitait disparaître des radars d’un monde de l’art qu’elle jugeait patriarcal, machiste et capitaliste. Plus largement, cette décision dit aussi l’importance de la visibilité pour un artiste, de l’entretien actif d’un réseau mondain auprès de personnes puissantes ou d’hommes influents. On peut considérer que l’année du Dropout Piece signe la fin de la carrière de l’artiste. Pourtant, comme si elle avait pensé la continuité de son œuvre de façon anthume, elle confie dès cette année-là à sa galerie le soin de faire éditer ses carnets.

 

Fac-similé du carnet n° 8 de Lee Lozano, p. 114 (Dropout Piece), 1970.

 

Parce qu’il est difficile d’oublier ce lieu et l’exposition qu’il abrite, on recommande l’écoute après la visite d’une série de podcasts, L’Expérience, enregistrée dans le cadre de la première édition.