Du monde à l’art, les grilles de François Morellet

Du monde à l’art, les grilles de François Morellet
SANS TITRE, 1975, une sérigraphie sur papier de 70 x 70 cm en vente à la galerie Oniris, galerie historique de François Morellet.
Méta  -   Les formes de la pensée

« On commence dans sa jeunesse par vouloir tout justifier par des idéalismes qui vous arrangent, et puis on garde les mêmes goûts, mais on remplace la morale puérile par un cynisme sénile » disait Morellet pour expliquer son inclination jamais démentie pour les systèmes.

Ajoutant dans les années quatre-vingt le principe « ambiguïté-désordre-ironie » à la règle « simplicité-neutralité-régularité » qu’il respectait depuis les années cinquante, il a en effet développé des usages bien différents de la structure.

Sans n’être jamais puéril ni sénile, il lui a fait dire tout et son contraire, la faisant symboliser l’ordre comme le désordre. C’est ce dont attestent les nombreuses déclinaisons de son œuvre 16 carrés opérées au fil de sa carrière.

 

François Morellet, Peinture – 16 carrés, 1953, huile sur bois, 80 x 80 cm.

 

Réalisée en 1953, 16 carrés est certainement son œuvre la plus « idéaliste » pour reprendre la terminologie de l’artiste. Il s’agit d’une toile blanche carrée de 80 cm x 80 cm traversée par trois lignes horizontales et trois lignes verticales qui la divisent en 16 carrés égaux.

Les tracés dessinent une grille, forme qui selon lui incarne le mieux le principe « simplicité-neutralité-régularité » qu’il observe à l’époque. Elle lui permet de réduire au minimum ses décisions. Comme il l’a souvent dit, Morellet ne croit ni à la figure de l’artiste comme individu inspiré ni au « libre arbitre ».

Il n’y a pas encore de désordre ici mais il est intéressant de noter qu’il n’y a pas non plus de limites. Les tracés se déploient jusqu’aux bords de la toile et, parce que les bords se situent à la même distance du tracé le plus proche que les autres tracés entre eux, ils apparaissent comme de simples traits et non comme les contours réels du tableau. De ce fait, la grille peut se déployer au-delà du cadre par l’imagination.

 

François Morellet, Reflets dans l’eau déformés par le spectateur, 1964, bois, contreplaqué, tubes de néon blancs, bac métallique, eau, système mécanique manuel.

 

En 1964, l’artiste crée une première déclinaison qui s’intitule Reflets dans l’eau déformés par le spectateur. Il s’agit d’une installation mettant en jeu une grille en néon suspendue au plafond et un bac rempli d’eau disposé au sol que le spectateur est invité à activer à l’aide d’un levier. L’image de la grille s’en trouve complètement floutée.

Même si elle ne l’est que de façon temporaire, on voit donc apparaître le désordre. Mais ce que l’on remarque surtout c’est que cette deuxième grille ne s’inscrit pas sur la totalité du support, elle est présentée comme une simple forme à l’intérieur du cadre que compose le bac rempli d’eau et en ce sens elle occupe une place déterminée au sein d’une composition plus grande. Il est impossible ici d’imaginer le système se déployer au-delà des limites de l’œuvre.

 

François Morellet, Grille se déformant, 1966, grille chromée et moteur électrique sur base laquée, 119 x 145 x 16 cm.

 

En 1966, Morellet réalise Grille se déformant qui est une grille en métal accrochée à une tige motorisée. Cette dernière met la structure en mouvement, créant des déformations.

Même si la forme reste très rigide, le désordre dans la structure est bien présent et cette fois de façon permanente. Cependant, là encore, il se double d’une impossibilité pour la grille de se déployer en dehors des frontières de l’œuvre. Cette dernière est en effet une sculpture, c’est-à-dire que ce qui pourrait apparaître comme le cadre de l’œuvre et non de la grille dans le cas d’une surface plane fait ici partie intégrante de la grille qui est donc une forme arrêtée.

 

François Morellet, RECREATION n° 6 (d’après Théo Barrault, 3 ans, d’après François Morellet, 27 ans), 1994, acrylique sur PVC, tubes de néon, transformateur, câbles électriques, 112 x 112 cm.

 

Enfin, en 1994, l’artiste conçoit une série de tableaux sur lesquels sont accrochés des néons qui forment une grille. À l’image de RECREATION n° 6 (d’après Théo Barrault, 3 ans, d’après François Morellet, 27 ans), ces grilles sont imparfaites parce qu’elles sont issues de dessins d’enfants à qui l’artiste a demandé d’imiter la grille de 16 carrés.

Alors que les titres des pièces réalisées dans les années cinquante-soixante-soixante-dix étaient descriptifs (ils donnaient le principe, la règle du jeu de l’œuvre), ce titre sous forme de jeu de mots correspond à la règle qu’il s’est fixée dès les années quatre-vingt. Signifiant à la fois « s’amuser » et « créer à nouveau », il vient par ailleurs appuyer la distance ironique à l’œuvre originelle et témoigne ainsi de l’instauration ces mêmes années du principe « ambiguïté-désordre-ironie ». L’artiste se dit d’ailleurs très satisfait d’avoir mis au point ce processus lui permettant d’entrer dans le monde des « formes informes ou tout au moins non géométriques », normalement interdit à ses systèmes.

La grille, placée en regard de la grille dont elle est issue, apparaît en effet complètement déformée mais, comme dans les œuvres précédentes, ce désordre se limite aux frontières de l’œuvre. L’irrégularité des lignes en néons n’autorise pas à les prolonger mentalement, et ce d’autant plus que les fils d’alimentation qui se trouvent hors du cadre et prolongent les lignes formées par les néons sont en fait un seul et même fil qui vient donc cercler la figure. Le caractère systématique de la grille est définitivement rompu.

 

Les citations de cet article proviennent du livre de François Morellet « Mais comment taire mes commentaires » publié en 2011 dans la collection « écrits d’artistes » par les Éditions des Beaux-arts de Paris.

 

Ainsi, l’évolution des systèmes à travers les déclinaisons de l’œuvre 16 carrés témoigne d’une volonté de plus en plus grande de montrer le désordre de la part de l’artiste.

Cependant, la mise en scène du désordre par la déformation de la grille s’accompagne d’un changement dans l’occupation de la surface. Alors que la première œuvre se compose de tracés qui vont jusqu’au bord de la toile et que l’on peut très bien imaginer se déployer au-delà, les suivantes rompent toutes, par des moyens différents, avec la possibilité de se déployer à l’infini.

Écrivant en 1981 : « Les géomètres le savaient depuis toujours, moi, je m’en doutais, mais il m’a fallu vingt-cinq ans de pratique para-géométrique pour l’accepter : on ne peut pas « représenter » la géométrie. Oui, l’immatérialité, l’infini sont les premières qualités de ces lignes, de ces plans dont j’avais la spécialité de « tirer le portrait » », Morellet fait le lien entre l’ordre géométrique et l’infini. Renonçant au premier, il se devait d’abandonner le second.