Après « Grids »

Après « Grids »
Visuels des deux expositions
Méta  -   Les formes de la pensée

La lecture de certains textes de salle laisse parfois le spectateur perplexe tant ce qui est écrit semble invisible dans l’œuvre exposée. C’est à partir de ce constat qu’est née l’envie de créer la rubrique « Les formes de la pensée ». Nous assumons ici une interprétation des œuvres à partir de l’observation des formes et, plus précisément, des formes structurantes des œuvres. Interpréter les structures n’est néanmoins pas chose facile et c’est pourquoi nous sommes heureux d’inaugurer cette rubrique par une analyse comparative de deux expositions portant sur la même thématique formelle mais en proposant des lectures divergentes.

 

Les artistes d’hier comme ceux d’aujourd’hui ont tant travaillé avec la forme grille que toute structure artistique possédant un fonds a sans doute dans ses réserves suffisamment d’œuvres pour organiser un évènement consacré à ce sujet. C’est certainement la raison pour laquelle deux expositions ayant pour objet l’exploration de cette forme se tiennent en ce moment, l’une en France, l’autre en Belgique. La première, intitulée « Amour Systémique », est visible jusqu’au 5 janvier au CAPC de Bordeaux. La seconde, nommée « The Grid. Trame, Grille, Matrice » est à voir jusqu’au 11 février au Musée L de Louvain.

Il est bien sûr difficile de comparer des expositions organisées par un Musée d’Art Contemporain d’une part et par un Musée universitaire d’autre part, les deux structures ne disposant pas des mêmes ressources, financières comme humaines. « Amour Systémique » intervient ainsi dans le cadre des « récits de collection » organisé par le CAPC. Elle s’est donc développée à partir du fonds du musée et se déploie en trois temps de façon à respecter les conditions de conservation des œuvres. « The Grid » s’est quant à elle constituée autour d’une donation de quelque 370 œuvres faite par Guillaume Wunsch et Monique Van de Kerkhove au Musée L. Elle s’est ensuite agrémentée de pièces prêtées par des institutions publiques et des collectionneurs privés. Pour l’exposition française, le commissaire Cédric Fauq, aidé d’Anne Cadenet, a invité l’artiste vietnamienne et allemande Sung Tieu à interagir avec les œuvres choisies. Pour l’évènement belge, le professeur Alexander Streitberger a collaboré avec les étudiants du séminaire d’histoire de l’art des avant-gardes à l’art actuel de l’Université catholique de Louvain.

Mais, au-delà des moyens et fonctionnements structurels spécifiques, ce sont les approches différentes de ces deux expositions présentant des œuvres réalisées par des artistes internationaux des années 1960 à aujourd’hui qu’il paraît intéressant de souligner.

 

Amour Systémique

S’appuyant sur la recherche menée par James C. Scott dans L’œil de l’Etat. Moderniser, uniformiser, détruire (1998), « Amour Systémique » part du présupposé selon lequel la grille est par essence une forme qui enferme plus qu’elle n’ouvre. Forme artificielle, elle serait, selon une opposition à une nature conçue comme essentiellement ouverte, un outil de mesure mais, plus encore, de contrôle et de normalisation. À l’origine de l’élaboration du langage, de l’organisation de l’espace ou de l’administration du temps, elle serait nécessairement l’outil des puissants cherchant à construire et à conserver leur pouvoir.

C’est à l’aune de cette approche critique de la grille, que s’organisent les différentes œuvres de l’exposition dénonçant la forme ou tentant, par différents procédés plastiques, de rompre avec elle.

L’exposition présente ainsi une huile sur toile humoristique du collectif Présence Panchounette montrant une femme invisibilisée car posant en robe à rayures devant un tableau à bandes comme ceux de Daniel Buren (également présents dans l’exposition). Elle montre aussi une installation de Jean-Pierre Raynaud faite de quelques bassines contenant les carreaux et morceaux de ciment récupérés lors de la destruction de sa maison tout en grille.

Entre l’enfermement domestique et les ruines de la maison, le spectateur assiste donc à la dénonciation puis à la destruction de la grille architecturale contrôlant les corps telle qu’elle est décrite par Michel Foucault dans Surveiller et punir, Naissance de la prison (1975).

D’autres œuvres sont montées en tant qu’elles subvertissent la grille. C’est le cas du Sans titre exécuté par Anne-Marie Pécheur en 1979. Dans ce tableau effectué à la peinture à l’huile et à la craie grasse, la grille abstraite prend l’apparence d’un tissu. Ce faisant, l’artiste substitue à la logique visuelle une logique tactile. Elle lie la forme aux nécessités du corps plus qu’aux abstractions de l’intellect. C’est également le cas de la broderie Keffieh réalisée par Mona Hatoum en 1999. Pour cette œuvre en effet, l’artiste a tissé le motif en grille du foulard palestinien avec des cheveux de femme. Son action vient démontrer les liens entre grille, textile et corps défendus par Lucile Encrevé dans son article Le textile derrière la grille, une abstraction impure ? (2016) mais comme l’historienne situe la naissance de cette tradition dans des œuvres d’Alexandre Rodtchenko datant de 1919, le geste d’Hatoum semble moins un dévoiement de la forme qu’une exploitation de ses possibilités.

Etablissant une stricte équivalence entre la grille et le système porteur d’une norme coercitive, l’exposition met aussi en scène des œuvres dans lesquelles cette forme ne figure pas. Elles sont présentes en tant qu’elles symbolisent, à rebours donc de la forme grille, une opposition aux normes établies par la société. On retrouve dans cette section des antisystèmes reconnus par la société d’aujourd’hui, des photographes de l’intime comme Nan Goldin ou Wolfgang Tillmans.

Ainsi, en dépit de quelques intuitions formelles qui ont incité le commissaire à montrer au côté des lignes de Buren, une croix de Jean-Pierre Bruneaud (Pièce n°5, 1992) et un carré de Benoît Maire (The sky is going on and off, 2004), recensant ainsi l’ensemble des motifs constitutifs d’une grille, l’interprétation de la grille est avant tout politique, voire idéologique.

 

The Grid. Trame, Grille, Matrice 

S’inscrivant dans un registre beaucoup plus apaisé, l’exposition « The Grid » s’organise d’une tout autre manière. Adaptant l’opposition entre tendance matérialiste et tendance spiritualiste formulée par Rosalind Krauss dans son texte Grids (1979), elle envisage la grille comme une structure porteuse d’un double mouvement vers l’ordre rationnel et vers l’imagination.

Cherchant à montrer cette complexité, le parcours tend à souligner la diversité des usages (trame textile, quadrillage graphique, support matériel, système typologique, cadre spatio-temporel, matrice informatique, dispositif narratif et documentaire) pour mieux insister sur la variété des formes conçues à partir de ce modèle simple.

Divisé en trois sections, il insiste également sur l’hétérogénéité des thèmes qui trouvent à s’inscrire dans cette forme.

Prenant à rebours (sans le savoir) le présupposé de l’exposition « Amour Systémique » qui situe le caractère normalisant de la grille dans son refus d’intégrer la subjectivité, l’exposition présente des pièces dans lesquelles identités et grille coexistent. Ainsi, Les 62 membres du Club Mickey en 1955, les photos préférées des enfants, de Christian Boltanski consiste en une juxtaposition de photographies de lecteurs du Journal de Mickey envoyées par les familles en 1955. Si la singularité de chaque enfant se perd dans la répétition, l’assemblage régulier permet à l’artiste de saisir l’enfance à cette époque et fait de la grille une matrice capable de lutter contre l’oubli.

Pour bien montrer la plasticité thématique de cette figure anthropologique, une autre section est réservée à ce qui, a priori, semblerait vouloir déborder de la grille : le corps des performers. À travers des exemples de documentations de performances, l’exposition montre que certains artistes, tels Dennis Oppenheim ou Gina Pane, ont souhaité recourir à une présentation en grille pour relater leurs actions disruptives. Avec la présentation de ces propositions, l’exposition montre que l’effet de neutralisation propre à la grille dénoncée dans « Amour Systémique » peut être un moyen pour les artistes de perturber une lecture trop linéaire et de solliciter un regard actif de la part du spectateur.

Enfin, la grille est envisagée au prisme de son rapport à l’art. Forme de la modernité lorsqu’elle se présente frontalement ou sous forme de sculptures modulaires dans l’art des années soixante, la grille a en effet un passé (mise au carreau, perspective, etc.) qui la lie profondément au monde visuel et au domaine artistique. C’est cette possibilité pour la grille d’agir comme trame optique et matérielle et de permettre la création d’œuvres pour des minimalistes comme Sol LeWitt ou des artistes concrets comme Max Bill qui est explorée dans cette dernière section.

C’est peut-être avec cette partie mettant en scène des œuvres issues de protocoles logiques préétablis mais faisant la part belle à des artistes joueurs tels François Morellet ou Vera Molnár que « The Grid » se distingue le plus d’« Amour Systémique ». Là où la question de l’art conduit les curateurs de l’exposition bordelaise à montrer des œuvres dénonçant l’institution muséale en tant que système presque aussi normatif et oppressif que la grille, « The Grid » expose Deux trames de grillage superposées de François Morellet. Avec cette œuvre affichant le jeu entre les deux structures, elle offre la démonstration visuelle qu’un léger décalage suffit parfois à faire vaciller la rigidité d’un cadre (les humoristes belges connaissent bien cette technique). À la démarche de l’artiste Sung Tieu intégrant à l’espace du CAPC une chaise et un tabouret destinés à l’univers carcéral, le curateur de « The Grid » oppose la très belle œuvre de Vera Molnár 100 carrés jaunes (Computer Icône 3). À travers cette peinture en seulement deux tons la question se pose, ou plutôt s’impose : Est-ce la structure qui ordonne les carrés ou les carrés qui définissent la structure ?

« Apparaissant dans la peinture cubiste d’avant-guerre et devenant par la suite plus rigoureuse et plus manifeste, la grille annonce, entre autres choses, la volonté de silence de l’art moderne, son hostilité envers la littérature, le récit et le discours » écrivait Krauss. De John Ederfield avant elle (Grids, 1972)  à Bernhard Siegert aujourd’hui (The Grid, or, Cultural Techniques of Ruling Spaces, 2015) en passant par des théoriciens français comme Hubert Damisch (La grille comme volonté et comme représentation, 1980) ou Éric de Chassey (Après la grille, 1997), l’injonction au silence aura fait couler beaucoup d’encre. Plus de cinquante ans après l’exposition « Grids » organisée par Lucy R. Lippard à l’Institut d’Art Contemporain de l’Université de Pennsylvanie, la grille donne encore lieu à des expositions qui, de part et d’autre de la frontière franco-belge, renvoient à des narrations divergentes. Critiques ou optimistes, ces récits en volume nous disent peut-être une chose : la culture a horreur du vide et la grille accueille toutes les cultures.

 

Pour les lecteurs intéressés par la grille, une interprétation de la grille selon Mondrian est à retrouver dans cette vidéo.