Entretien avec Li Chevalier #2

Entretien avec Li Chevalier #2
Li Chevalier, La nuit transfigurée II, Technique mixte, 100 x 100 cm. (c) Galerie 208
Personnalités

Représentée par la galerie 208, Li Chevalier est une artiste franco-chinoise vivant à Paris. Durant trois entretiens, Orianne Castel l’interroge sur sa pratique.

Orianne Castel : Pour ce deuxième entretien je voulais commencer par vous interroger sur le format de vos œuvres qui sont souvent de format carré de 1 m par 1 m ou de 1,50 m par 1,50 m. Nous sommes en ce moment dans votre atelier, mais à quelle hauteur les disposez-vous habituellement ?

Li Chevalier : De manière générale, j’imagine une personne d’environ 1,80 m et j’accroche les tableaux de façon que ses yeux rencontrent plus ou moins le milieu de la toile. Autrement dit, je fais en sorte que le centre du tableau coïncide avec le regard des personnes. Mais l’accrochage des tableaux se fait aussi en fonction de l’espace. Quand l’espace ne me permet pas d’installer les œuvres sur mur, j’aménage des structures métalliques pour porter les toiles ; cela me permet également de transformer une exposition de peintures en une installation. Fidèle à l’esprit de mes œuvres, j’essaie de ne pas trop saturer l’espace. J’ai participé à une exposition à la Royal Academy de Londres où, par manque d’espace, les commissaires avaient installé les tableaux de différents styles jusqu’au plafond. Honnêtement, je ne vois pas comment il est possible de réceptionner des ondes artistiques dans ces conditions.

O.C : Vos tableaux sont parfois orientés à l’horizontale, parfois à la verticale. Comme vous peignez beaucoup de tableaux qui évoquent des espaces oniriques, cette coexistence des formats paysage et portrait nous tire parfois du côté du paysage réel et parfois du côté du paysage intérieur. Qu’est-ce qui est le plus important pour vous ?

L.C : À vrai dire, mes œuvres sont dans la lignée de la peinture de lettrés chinois qui manifestent une connivence avec la nature mais ne sont pas des peintres réalistes de paysage. Ce que nous cherchons à atteindre, c’est le monde au-delà des apparences. C’est très différent de l’approche des peintres réalistes et même des impressionnistes français. La peinture à l’encre est une pratique d’intériorité dans tous les sens du terme. C’est une peinture d’atelier. Je ne me déplace pas dans la nature pour capter la lumière, les montagnes ou les forêts. Mes paysages ne sont qu’un prétexte pour étaler mon âme. Je suis donc peintre de subjectivité.

O.C : Est-ce que les sentiments que vous cherchez à exprimer proviennent quand même des paysages ou est-ce qu’ils ont d’autres sources ?

L.C : Mes sentiments ne proviennent pas des paysages ; au contraire, ce sont mes paysages qui portent mes sentiments. La nature n’est pour moi qu’un théâtre, une scène où des drames intérieurs se déroulent. Mes toiles pourraient être comparées à une synthèse de l’expérience vitale. L’exil, l’absence, l’attente, la disparition, la solitude sont autant d’expériences partageables par les êtres humains, peu importe leur origine ou culture.

 

Li Chevalier, Plainscapes, Tribute to P.Vasks, 2022. Technique mixte, 100 x 100 cm, (c) Galerie 208

 

O.C : Vous vous dites attachée à une dimension esthétique. Diriez-vous que l’émotion passe par la beauté ?

L.C : L’émotion se véhicule par différents moyens mais l’amour du beau, de la poétique me semble un trait essentiel de l’homme, même si le concept du beau est sujet à beaucoup de controverses. La beauté était combattue dans la Chine de Mao, aussi bien dans l’art que dans la sphère privée. On se méfiait du beau parce qu’il était lié à une sensibilité bourgeoise. Ma mère a été affublée d’un dazibao pour avoir porté des chaussures à fleurs (N.D.L.R. : le dazibao peut être à la fois un journal mural officiel comme une affiche utilisée pour mettre une personne à l’index). Ma propre sœur a dû fournir à l’école ses photos depuis sa naissance pour montrer que ses sourcils, joliment dessinés, n’avaient pas été maquillés. Jusqu’au début des années 80, on faisait encore des contrôles-surprises dans les classes universitaires. Je me souviens qu’un des élèves de ma classe, d’origine Ouïghour, a été interrogé sur le pourquoi de ses cheveux bouclés.

L’idée de beauté était pour moi celle d’un interdit. J’ai intitulé le mémoire de mes études aux Beaux-Arts « À la recherche de la beauté perdue ». Le professeur, artiste conceptuel, s’est beaucoup méfié de mon attachement au beau : « Si tu oublies la beauté, tu pourras aller plus loin dans l’expression artistique ». Je suis d’accord que beaucoup d’œuvres, de par leur qualité plastique, sont source de forte émotion sans qu’elles soient esthétiquement appréciables, mais je refuse le diktat du nihilisme esthétique qui prendrait pour acquis que l’art peut n’être que discours, que le travail sur la beauté formelle disqualifie le message.

O.C : Vous m’avez dit aller chaque année à Florence pour vous refaire la main. Quelle est la place de la technique dans vos peintures ? Quelle importance prêtez-vous à l’apprentissage en art ?

L.C : Si on observe bien mes toiles, on aperçoit facilement mon souci de composition très « florentin » car je respecte assez scrupuleusement le nombre d’or et le travail de clair-obscur, autant que l’encre me le permet. Je retourne à Florence parce que j’y ai réalisé ma première peinture à l’huile. J’aime y retourner pour salir mes mains, explorer les couleurs et expérimenter d’autres techniques, sans encre, et peindre sans me soucier de la prochaine exposition.

L’apprentissage des techniques de base me paraît indispensable mais pas nécessairement à travers des instructions dès le jeune âge comme on le pratique dans la musique. Dans l’apprentissage des instruments, il y a un mécanisme à intérioriser. C’est moins le cas des peintres. Dans l’histoire de l’art occidental, on observe beaucoup de peintres « convertis » comme Kandinsky, Paul Klee, Corot… Les peintres peuvent avoir une autre vie avant leur conversion vers l’art et trouver leur langage de maturité au fil des années.

O.C : Vous travaillez avec ce médium traditionnel chinois qu’est l’encre. En revanche, vous avez remplacé le support asiatique du papier par de la toile, plus occidentale. Pouvez-vous nous en expliquer la raison ?

L.C : Le mouvement « Encre expérimentale » née en Chine dans les années 90 et dont je fais partie regroupe des peintres qui manifestent une intention de moderniser la peinture à l’encre, y introduisant des pratiques actuelles. Ma révolution personnelle consiste à changer de support. Pour quelle raison ? Principalement parce que les papiers de riz sur lesquels les peintres traditionnels travaillaient sont fins et fragiles. Dans l’intention de faire rencontrer l’encre avec la peinture mixed media, pour accentuer son expression, je procède par la création de texture, ce qui nécessite un support plus solide. Par ailleurs, la toile absorbe l’encre d’une façon très différente du papier. Le résultat est moins subtil ; alors il devient nécessaire de le compenser par de l’épaisseur en y rajoutant des sables, du collage et d’autres matières.

O.C : Par rapport à cette question du matériau, il n’y a pas de formes dessinées dans vos œuvres les plus abstraites, c’est plutôt la couleur qui fait forme. Qu’est-ce que ce rendu, lié à l’usage de l’encre, apporte à votre univers ?

L.C : L’absence du dessin s’explique par le fait que l’encre est un médium très transparent et elle ne permet pas de cacher les structures sous-jacentes. La beauté de l’art de l’encre tel que je le pratique réside dans son lyrisme, sa douceur et sa subtilité. Les formes qu’il dégage se résument en zones de tonalités très nuancées qui se fondent les unes dans les autres sans contour, sans arrêt brusque. Je privilégie donc la création de l’espace par alternance des tons via le coulage de l’encre. Les dessins précis n’ont pas de raison d’y être.

O.C : Vous n’utilisez pas le trait comme contour de forme mais il me semble que vous ne l’utilisez pas non plus beaucoup comme trait d’expressivité.

L.C : À l’heure actuelle, j’introduis peu de traits d’expressivité de nature calligraphique. Je connais plusieurs peintres dont le travail peut éclipser des peintres occidentaux, ceux qui empruntent des techniques de calligraphie. Malheureusement hélas, ils ne sont pas ou peu connus sur la scène internationale.

 

Li Chevalier, Quotation of dream/ Sea, Take me, Tribute to Takemitsu, 2022.
Technique mixte, 100 x 100 cm, (c) Galerie 208

 

O.C : Vous êtes assez discrète dans vos toiles pour une artiste qui exprime des sentiments et qu’on pourrait, à ce titre, qualifier d’expressionniste. Est-ce la condition pour que le spectateur puisse être touché par les sentiments que vous peignez, qu’il puisse les faire siens ?

L.C : Je suis héritière d’une tradition picturale tout en finesse et de subtilité. Je me réclame plutôt peintre de suggestion et non pas peintre d’expression dans le sens expressionniste occidental du terme. Je parle d’expression pour me démarquer des peintres réalistes qui sont des techniciens de la représentation des entités physiques. L’univers pictural que je propose est toujours flou et ambigu, comme le langage poétique. J’ai été assez surprise un jour de lire les commentaires inscrits sur le livre d’or lors de mon exposition au musée de Rome, où une personne racontait qu’elle était revenue trois fois s’asseoir devant mes toiles pour s’y pénétrer de « zenitude ». Mes œuvres l’ont sans doute entraînée dans un état méditatif. Mais, trouver un abri à la hantise des nausées existentielles dans mes paysages ? Pourquoi pas. J’ai du mal à y arriver moi-même.

O.C : J’imagine que votre palette de couleurs y est aussi pour beaucoup. Dans la plupart de vos tableaux, vous explorez une gamme qui va du noir au blanc. Pourquoi ces couleurs ?

L.C : Le noir et le blanc (L’encre et le fond blanc) est le médium de base de la peinture des lettrés chinois que je cherche à faire perdurer. En Chine, il y a principalement trois courants de peinture : la peinture des lettrés, la peinture populaire et la peinture religieuse. La peinture populaire, produite par les paysans durant la fête de printemps, est très colorée. Ce sont des dessins qui ne sont pas destinés à durer, les œuvres ne sont même pas signées. La peinture religieuse décore les temples et les lieux de pèlerinage. Ce sont majoritairement des fresques et elles aussi sont assez colorées.

La peinture des lettrés, comme son nom l’indique, est pratiquée par un lettré mais par un lettré qui maîtrise les quatre arts, la peinture, la poésie, les échecs et la musique, sans lesquels il ne serait pas digne de ce nom. Leurs peintures se réalisent souvent à l’encre en noir et blanc et peu colorées, ou subtilement colorées. Entre la noirceur de l’encre et la blancheur du support est contenue toute une tradition esthétique et une vision cosmologique : le masculin/féminin, le ciel/la terre, etc. Leur rencontre engendre du mouvement, de l’alternance qui donne naissance à la vie.

O.C : Vous explorez d’ailleurs, entre le noir et le blanc, une large palette de gris. Dans son cours sur le neutre, Barthes disait que le gris renvoie au temps du « pas encore », au temps où les tonalités commencent juste à se distinguer, au temps « avant le sens ». Cette conception du gris résonne-t-elle en vous ? Vous reconnaissez-vous dans cette définition modeste de la peinture ?

L.C : Pour moi, le gris porte en lui divers visages de rencontre. Le gris est sensible, subtil, ouvert et généreux. Il est en effet ce « pas encore » ou ce « devenir possible ».

O.C : Peut-être est-ce accentué par cette palette en noir et blanc mais certaines de vos œuvres montrent des espaces qui apparaissent assez menaçants ; quel est votre rapport au sublime ? Avez-vous été intéressée par des peintres qui ont cherché à saisir ce sentiment de sublime comme Friedrich, comme Turner ou Rothko ?

L.C : Par ma lointaine liaison avec les romantiques, je suis évidemment sensible à Friedrich et aussi à Turner. Mozart est beau. Wagner, c’est sublime. Le gris est poétique, le noir, intense et bouleversant. Malevitch pose son noir comme principe de la suprématie du sentiment pur dégagé des formes. Quant à mes flammes noires, elles ne sont là que pour paraphraser visuellement l’incommensurable mystère de ce monde et de la vie.

« L’homme qui ne médite pas vit dans l’aveuglement, l’homme qui médite vit dans l’obscurité. Nous n’avons que le choix du noir » dit Victor Hugo. Peut-on trouver mieux que la noirceur de l’encre de Chine pour fonder l’intensité d’un tel vertige métaphysique ?

 

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