Temps, travail, archives

Temps, travail, archives
Ali Kazma, Sentimental, 2022. Vue de l’exposition Ali Kazma au Nouveau Musée National de Monaco © NMNM/François Fernandez, 2022.
Personnalités  -   Artistes

Trois vidéos.

Top Fuel (2020), vidéo consacrée à Anita Makela, pilote finlandaise de dragster, ce sport mécanique à accélération, ouvert aux véhicules à deux ou quatre roues, dont les plus rapides atteignent des vitesses proches de 530 km/h en moins de 4,5 secondes.

A House of Ink et Sentimental (2022), toutes deux centrées sur le travail d’écriture de l’écrivain turc Orhan Pamuk, prix Nobel de littérature, longuement capté au sein de son grand appartement lumineux qu’il occupe à Istanbul, au bord du Bosphore, dans le quartier de Cihangir.

Mais quel rapport, osera-t-on se demander, entre ces univers apparemment disparates ? Entre la vitesse convulsive du dragster et la patience appliquée de l’écrivain, faite de solitude, de reprises, de ratures, dessins et calligrammes en marge, qui sans cesse biffent le texte avant sa version finale, si durement acquise ? Entre la foule qui suit, fébrile, l’exploit du dragster et la claustration, si peu cinégénique, de l’écrivain rivé à son bureau ?

D’abord peut-être le fait que l’artiste, Ali Kazma, s’applique, dans la totalité de son œuvre photographique et filmique, à déchiffrer le monde à travers le prisme du corps au travail, et ce dans les champs les plus divers : économique, industriel, scientifique, médical, social ou encore artistique. En ce sens, le corps d’Anita Makela, au volant de son puissant dragster, et celui d’Orhan Pamuk, penché sur sa table de travail, partagent une même concentration et disent chacun quelque chose du rapport de l’humain à l’espace et au monde.

Ali Kazma, Top Fuel, 2020. Vue de l’exposition Ali Kazma au Nouveau Musée National de Monaco © NMNM/François Fernandez, 2022.

 

Ensuite, comme un sous-texte, la question du temps : extraordinairement rapide dans le démarrage du dragster, il est cependant précédé de longs plans-séquence qui déploient la méticuleuse et patiente préparation nécessaire à la course fulgurante. Le temps distendu puis resserré de Top Fuel rejoint ainsi paradoxalement l’extrême lenteur de l’œuvre littéraire en train de s’écrire, mais aussi la rapidité du flux des lettres à l’encre bleue sur la blancheur de la page. Ou encore la vitesse mécanique des dédicaces à la chaîne sur la page de garde de ses livres par l’écrivain.

Enfin, n’y a-t-il pas quelque chose de commun entre l’ascèse absolue de l’écriture et la performance physique de la pilote de dragster ? Kazma parle volontiers à ce sujet de ces « gens qui s’impliquent corps et âme dans leurs activités – des extrémistes, à leur façon », et évoque « leur pratique aux confins » : une quête d’absolu que partageraient ainsi Anita Makela et Orhan Pamuk, mais aussi, plus modestement, ouvriers, réparateurs, horlogers, médecins, chercheurs, artistes, danseurs, dont la caméra du vidéaste a prolongé le travail et la passion, dans une sorte d’archivage à volonté exhaustive des différentes formes prises par le travail humain.

Certes. Mais du travail d’un écrivain, comment rendre compte plastiquement ? En filmant sa graphie. Mais aussi et surtout « les traces et vestiges que l’écrivain laisse dans son sillage, tout au long de sa vie ». D’où la captation filmique du Livre noir, roman policier existentialiste, mais aussi de l’appartement de Pamuk, de ses cartons, toiles, aquarelles, livres et objets familiers qu’il collectionne – la demeure de l’écrivain se faisant ainsi la métonymie de lui-même et de son œuvre.

Après ces journées entières de prises de vue silencieuses, qui aboutissent à A House of Ink, Kazma renoue avec la parole lors d’un bref échange avec Pamuk qui dédicace mécaniquement ses livres. Ainsi, dans Sentimental cette fois, alors que le vidéaste est prêt à reprendre la route, l’écrivain l’interroge, curieux : quelle route va-t-il prendre ? Combien d’heures entre chaque étape ? etc., tandis que se superposent les images des villes que Kazma va traverser, celles du dialogue entre les deux hommes, et des esquisses et dessins exécutés par l’écrivain, qui décrivent peu ou prou les lieux à venir – dans un complexe entrelacement du passé, du présent et du futur. L’échange vocal se poursuivant, Pamuk en vient à l’essentiel : la distinction opérée en 1795 par le poète et écrivain allemand Friedrich Schiller, entre artiste « naïf » et artiste « sentimental ». De la poésie naïve et sentimentale définit comme naïfs les poètes/artistes qui créent spontanément, sans excès de réflexion, et comme sentimentaux ceux qui, portés à l’introspection, ont perdu leur innocence enfantine et s’avèrent enclins à la critique.

Ali Kazma, Sentimental, 2022. Vue de l’exposition Ali Kazma au Nouveau Musée National de Monaco © NMNM/François Fernandez, 2022.

 

La distinction ainsi opérée par Schiller assignerait à Kazma le rôle du naïf, et à Pamuk celui du sentimental. Mais cette ligne de démarcation est-elle aussi clivante qu’elle le semble ? Et tout artiste, somme toute, n’articulerait-il pas, selon des modalités qui lui appartiennent en propre, le naïf et le sentimental ?

Pamuk entend « décrire ce que c’est que vivre dans le monde ». Kazma s’interroge : « Et alors se pose la question brûlante, comment vivre ? ». Par où il appert que tous deux, écrivain et vidéaste, se rejoignent bien sur une même question : celle de l’être-au-monde et de l’existence.