« Novacène » : Entretien avec les commissaires Alice Audouin et Jean-Max Colard

« Novacène » : Entretien avec les commissaires Alice Audouin et Jean-Max Colard
Julian Charrière, Beneath It All Flows Liquid Fire, video, 2019.
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Du 14 mai au 2 octobre 2022, Lille3000 présente Utopia, une nouvelle programmation artistique dédiée à la Nature, au rapport que l’être humain entretient avec le vivant. Parmi les expositions proposées, Novacène doit son titre à l’ouvrage[1] publié par James Lovelock en 2019. Déployée au sein de la Gare Saint Sauveur, l’exposition chemine par hypothèse vers une civilisation Post-Anthropocène. À travers les œuvres d’une vingtaine d’artistes engagés, elle explore les ruines du monde fossile, la place de l’être humain comme espèce parmi les espèces dans ce que pourrait être une nouvelle civilisation solaire. À cette occasion, la critique Solène Reymond a rencontré les co-commissaires de l’exposition : Alice Audouin, experte du lien entre l’art contemporain et l’environnement, fondatrice d’Art of Change 21 ; et Jean-Max Colard, critique d’art et responsable du Service de la Parole au Centre Pompidou à Paris.

 

Haroon Mirza, Dyson Sphère, 2022. Installation – Panneaux solaires, cadre en aluminium, cylindre lumineux omnidirectionnel, câbles, 8 assemblages.

 

Solène Reymond : Le titre de l’exposition part d’un livre, Novacène de James Lovelock. À quel point le récit est-il présent en filigrane dans l’exposition ?

Jean-Max Colard : Plus que le livre de James Lovelock, c’est le titre qui nous a servi de point de départ car ce livre fait des hypothèses que nous explorons à peine et avec lesquelles nous serions même en désaccord. En avançant dans l’ère du Novacène, l’exposition explore l’idée d’une transition écologique non pas en des termes économiques ou industriels, mais en se demandant vers quel monde nous allons. Quand on visite l’exposition, on ressent cette inquiétude massive de l’urgence climatique, mais il y a aussi d’autres hypothèses émises par les artistes et qui ne sont pas du tout dans le même régime de temporalité : il y a le temps de l’urgence, ce temps de l’actualité de notre situation commune, mais aussi des temps beaucoup plus longs… Aujourd’hui, le futur s’est réouvert avec l’hypothèse d’un monde sans l’homme, de solutions possibles, de scénarios potentiels pour demain.

Alice Audouin : Pour moi, le livre de James Lovelock est l’opportunité de pouvoir se situer intellectuellement après l’Anthropocène. L’idée était d’imaginer, dans le contexte de Lille, une fin de l’Anthropocène. Le terme « Novacène » offrait aussi la possibilité d’aborder la question écologique par la technique. On fait le lien avec le Novacène de James Lovelock en abordant le sujet de l’énergie solaire. Et un des premiers noms d’artistes qui m’est venu pour en parler, c’est Haroon Mirza. Quand il a été question d’une exposition sur l’environnement, il faisait partie des artistes les plus pertinents sur l’énergie solaire et c’est clairement la question au centre du réchauffement climatique, à savoir l’abandon des énergies fossiles pour les énergies renouvelables. Que devient une société, sa culture, si elle se structure autour de l’énergie solaire ? L’artiste, qui a un regard extrêmement critique sur le capitalisme et sur le comportement humain, pose une question de fond : l’hubris (cette appétence à tout vouloir exploiter) va-t-elle se concrétiser ? Et cette idée de Dyson Sphere était pour moi l’enjeu de la sortie de l’Anthropocène avec la question : est-ce qu’une énergie peut nous changer ? Allons-nous avoir le même rapport avec le solaire que celui que nous avec le pétrole, est-ce que quelque chose va se rejouer avec le solaire ?

 

AOO (Art Orienté Objet), Canis Novacenus, 2022. Os, métal, 200 x 50 x 50 cm.

 

Solène Reymond : La notion d’enchevêtrement des temporalités émerge très vite dans l’exposition. Pourquoi avoir choisi ce « millefeuille » de temporalités pour parler de la crise écologique plutôt qu’une exposition futuriste ?

Jean-Max Colard : On ne parle pas de science-fiction et d’exposition futuriste. On ne peut pas échapper à la question de la crise climatique parce que c’est notre condition commune et présente. C’est la première chose qu’Alice (Audouin) m’a dite au tout début de notre projet : « être un artiste contemporain aujourd’hui, c’est s’occuper de cette question ». Cette crise climatique est déjà là même si nous avons un peu exagéré le trait en disant que peut-être, il y a un monde qui est appelé à être révolu. Nous avons mis en scène cette hypothèse comme une sorte de ruines car au fond, nous sommes en effet dans un monde qui s’en va tandis qu’un autre est en train de s’installer.

Alice Audouin : On est un petit peu dans le futurisme avec l’œuvre d’Art Orienté Objet qui joue vraiment le jeu d’imaginer une nouvelle espèce animale, tout en restant dans l’axe, car Canis Novacenus est le fruit d’échanges avec des scientifiques de la théorie des espèces. Il y a un thème sous-jacent très fort, qui est la place des êtres humains en tant qu’espèce parmi les espèces. C’est une œuvre qui nous remet à notre place. C’est aussi ce que produisent les œuvres de Fabien Léaustic et de Bo Zheng. Il y a également l’idée de remettre en cause l’anthropocentrisme.

 

Fabien Léaustic, La terre est-elle ronde ? 2019. Installation.

 

Solène Reymond : Vous avez réuni des pionniers de l’art environnemental et des artistes incontournables qui prennent à bras-le-corps cette problématique écologique. Comment êtes-vous parvenus à trouver un équilibre dans cette diversité des engagements, des thématiques, des médiums artistiques ? 

Jean-Max Colard : Notre idée première était de faire une exposition sur la civilisation solaire, sur cette idée que Novacène sera solaire. C’est pour ça que la pièce d’Haroon Mirza était pour nous centrale, parce que le soleil est pour une source d’énergie inépuisable mais en même temps, il va falloir s’en protéger car nous avons réduit la couche d’ozone, il y a un péril solaire […]. On a mis en scène les ruines, le solaire et l’Hôtel pour aborder cette question du point de vue de relations plus intimes, à une échelle plus réduite qui est celle de l’individu. Sachant qu’il y a une dimension plus massive, plus collective dans l’œuvre de Julian Charrière, par exemple. Et même si l’espace est grand, nous avons été assez modérés dans le nombre d’artistes pour des questions d’écologie de l’exposition. Certaines pièces ne viennent pas de très loin comme la Belgique, beaucoup d’entre elles ont été fabriquées sur place comme La terre est-elle ronde ? de Fabien Léaustic… On a pu équilibrer les espaces et donner de l’ampleur à chaque œuvre.

Alice Audouin : Depuis 2004, je fais un travail de veille permanent et, le plus dur pour cette exposition, était de choisir les artistes. Pour moi, certaines pièces me semblaient emblématiques comme celle de John Gerrard. Western Flag, son œuvre emblématique, n’avait jamais été montrée en France. Julian Charrière, est également un artiste majeur qui n‘est pas assez vu en France. Même les expositions d’Haroon Mirza me semblaient trop peu comprises pour sa pertinence liée à l’écologie. De par sa réflexion critique – tout en soutenant l’évolution vers l’énergie solaire -, sa Dyson Sphere est une œuvre emblématique de l’exposition. Et puis, il y a des jeunes artistes que je suis depuis des années dont Fabien Léaustic. L’œuvre La terre est-elle ronde ? est intéressante car ambiguë. Elle est faite avec de la bentonite, un type d’argile (très présente dans l’histoire de l’art, le rapport à la terre) qui permet aussi de fluidifier les forages, utilisée dans l’industrie, dans l’Anthropocène.

Solène Reymond : Le spectateur est amené à faire des liens entre des affinités, des thématiques. On passe de l’œuvre de John Gerrard, Western Flag (Spindletop, Texas) à cette fontaine en feu de Julian Charrière, pour arriver à l’œuvre de Fabien Léaustic La terre est-elle ronde ? Comment avez-vous abordé la place du spectateur dans les hypothèses que vous formulez ?

Jean-Max Colard : On navigue assez librement au risque, parfois, de quelques collisions sonores. Nous voulions qu’il y ait une spécificité très forte de chaque pièce et une variation de médias. Il y a aussi un rapport de mesures. Quand on voit la taille de la pièce de Fabien Léaustic par rapport à nos propres échelles, on sent bien que nous sommes véritablement submergés par ce qui nous arrive. Evoquer l’idée de changer d’ère, c’est être emporté dans quelque chose qui ne peut pas se jouer simplement à l’échelle de notre individualité. Nous sommes tous embarqués dans cette situation. La question migratoire est également présente dans la tapisserie d’Otobong N’Kanga (Unearthed – Twilight), dans l’oeuvre de Lucy + Jorge Orta (Zille Boat, Life Guard) et c’est un point important car la crise écologique ne touche pas toutes les populations de la même manière. Lucy + Jorge Orta sont des figures pionnières de l’art environnemental qui devaient aussi avoir leur place dans l’exposition.

Alice Audouin : On a tenu à avoir des artistes éloignés d’une dimension explicite ou pédagogique à mes yeux trop présente dans les expositions sur l’environnement. Les artistes tiennent, dans leurs œuvres, à laisser la place au spectateur pour réfléchir, trouver des éléments de réponses, s’ils le veulent. Avec Jean-Max Colard, nous avons été très sensibles aux œuvres qui pouvaient bousculer les approches ou idées établies et donc qui ouvraient de nouveaux possibles pour le spectateur. Et dès le début, nous avons voulu poser l’idée de la civilisation solaire dans l’ambiguïté de notre civilisation actuelle, en n’hésitant pas à y mettre de l’humour.

 

Lucy+Jorge Orta, Zille Boat, 2020. Système de purification d’eau, acier, 7 bivouacs, 10 carafes en verre, 2 fûts d’eau, jerrycans, objets divers, 2 cantines.

 

Solène Reymond : Il y a en effet de l’humour par exemple dans l’œuvre d’Art Orienté Objet, Canis Novacenus (ce squelette de chien qui se tient droit, à hauteur d’homme, qui nous salue). Comment voyez-vous ce recours à l’humour dans certaines œuvres de l’exposition ?

Jean-Max Colard : Benoît (Mangin) le disait lui-même : c’est comme si le chien sortait d’un SAS spatio-temporel pour venir nous saluer tout en étant en état de squelette. L’humour est là pour poser des questions sous une autre forme… Ce qui est passionnant chez Benoît et Marion (Laval-Jeantet), c’est qu’ils ont aussi beaucoup lu, y compris des auteurs qui ont travaillé sur le fait que si les conditions climatiques avaient été différentes, dans des ères géologiques très antérieures, d’autres espèces auraient évolué différemment. L’œuvre est inquiétante tout en étant pleine d’humour. Elle est riche de questionnements et de prise de distance.

Alice Audouin : Il y a aussi de l’humour dans l’œuvre de Maarten Vanden Eynde, The Last Human, et une dimension de jeu archéologique dans son œuvre. On visite notre époque contemporaine un peu comme un archéologue du futur. Il y a aussi du burlesque dans l’œuvre de Mats Bigert et Lars Bergström qui traite du changement climatique (Scenario / Scenery) ou dans celles de Guillaume Aubry sur l’addiction de nos sociétés au soleil (An attempt to fake the sunset, Phénoménologie du dégradé).

 

Mats Bigert et Lars Bergström, Scenario / Scenery, 2020. Installation.

 

Solène Reymond : Quel désir aviez-vous de questionner cette catégorie esthétique du sublime que met sous tension la crise écologique ?

Jean-Max Colard : Pendant le montage de l’exposition, je me suis fait ce commentaire, qu’en effet, dans l’exposition telle qu’on était en train de la concevoir, on touchait du doigt et on faisait sentir au public cette question du « nouveau sublime » qu’a développé tout récemment le critique d’art Nicolas Bourriaud. Un sublime qui lie l’effroi et la beauté devant le spectacle non pas de la nature, mais du dérèglement du la nature. Il y a une dramaturgie de l’exposition. Tout devient de plus en plus massif, on comprend qu’on est dans une situation de plus en plus forte. Et certaines œuvres touchent à ce « nouveau sublime » à une échelle réduite, comme celle de Marie-Luce Nadal (Temps Zéro) qui organise la rencontre impossible d’un nuage et de la pierre d’amiante. Cela fait apparaître des phénomènes atmosphériques qui changent du jour au jour comme à la montagne. Il y a là aussi une manière d’être artiste qui passe par la collaboration avec d’autres savoirs comme la géologie, la botanique, etc.

Alice Audouin : Je trouve que la question du sublime fonctionne bien jusqu’au XXe siècle mais qu’elle n’opère plus pour notre époque actuelle. J’ai trop d’informations sur l’état actuel de la planète pour adhérer à cette notion. Il correspond, pour moi, à un paradigme de pensée qui est terminé. Savoir qu’un événement climatique extrême est lié au réchauffement climatique empêche de penser le sublime. Le fait qu’il y ait une cause humaine derrière cela, pour moi, bloque cette notion. Nous sommes pris entre le vertige de notre hubris, nous vivons le revers de notre confort et de notre prospérité économique … ce que l’on pourrait appeler une nouvelle « Grande Déception ».

Solène Reymond : Concernant l’œuvre de John Gerrard, Western Flag (Spindletop, Texas) pouvez-vous expliquer comment il convoque le lieu de l’œuvre dans le lieu d’exposition grâce à l’usage de conditions météorologiques, comme l’ensoleillement ? 

Jean-Max Colard : L’œuvre est digitale, c’est une image virtuelle d’un drapeau et donc d’un état, d’un monde qui tire toute son énergie de l’extraction fossile. Pour la réaliser, John Gerrard est allé photographier un des premiers lieux de forage au Texas. Et comme la vidéo tourne sur 24h, il y a des pas- sages de nuit, des variations climatiques dans la journée, etc. Cela me fait penser à une œuvre absente de l’exposition : le « Calendrier de la Nature » de Marcus Coates, un autre artiste très important sur ces questions. Il s’agit d’un panneau d’informations public mais qui transmet uniquement des flashs infos sur la nature. Et je pense que « Le Calendrier de la Nature » va sans doute être de plus en plus important dans nos vies. Et il dépasse les conventions horaires de nos existences, de nos institutions, de nos musées. C’est aussi ça qui se joue dans la vidéo de John Gerrard.

Alice Audouin : J’avais déjà vécu cette expérience incroyable – qui est une simulation numérique programmée sur 365 jours, une vraie innovation dans un médium. Il utilise une technologie très sophistiquée. C’est un des rares artistes à savoir manier ce niveau de technologies. Le lieu a aussi une histoire. C’est la première exploitation moderne de pétrole inaugurée en 1901. Pour moi, Western Flag… est vraiment une œuvre iconique.

 

Fabien Léaustic, Sève élémentaire, 2022. Installation (fresque, film).

 

Solène Reymond : L’éco-conception est une notion très importante dans l’art écologique. Comment se traduit-elle dans l’exposition Novacène ? 

Jean-Max Colard : Alice et moi, nous nous sommes rencontrés quand j’avais organisé un débat au Centre Pompidou (en 2018) sur le bilan carbone de la culture (…) Je voulais poser cette question à l’art contemporain qui se préoccupe tellement de l’écologie. C’est un enjeu pour elle qui est vraiment experte sur ces questions-là et qui ont été au cœur de nos conversations pour l’exposition. Comment ne pas seulement en rester au thème de l’écologie et faire que cette conscience écologique soit à l’œuvre dans la production des pièces ? Fabien Léaustic en est par exemple très conscient. Il recherche toutes les solutions en tant qu’ingénieur pour réduire l’impact de ses propres machines.

Alice Audouin : Comme je suis dans le développement durable depuis 20 ans, il y a des choses que j’intègre naturellement comme le choix d’artistes des pays limitrophes (Pays-Bas, Angleterre, Allemagne, Belgique…). Les artistes des pays asiatiques qui proposent des installations comme Bo Zheng et JeeYoung Lee ont donné des modes d’emploi, des protocoles pour bâtir leurs œuvres à distance. Et je savais que s’ils pouvaient éviter un déplacement en avion, ce serait un argument auquel ils seraient sensibles. Le fait de travailler avec des artistes qui ont une conscience écologique garantissait aussi en amont, à l’échelle de l’œuvre, une prise en compte de son impact écologique. Nous avons réutilisé des cimaises, il n’y a eu aucun transport d’œuvres en avion, nous n’avons choisi que vingt artistes… mes réflexes en développement durable ont joué, mais le bon sens et le professionnalisme de l’équipe de lille3000 ont beaucoup joué aussi.

 

Anna Komarova, Post, 2022. Installation. Troncs suspendus, enceintes, compositions musicales.

 

Solène Reymond : Une autre notion est très présente dans les œuvres de l’exposition, celle de frontière : entre l’intérieur / l’extérieur, l’artifice / l’organique… Nous l’expérimentons chez Anna Komarova en passant de l’oeil à l’oreille par le toucher (le fait d’enlacer des troncs d’arbres suspendus dans les airs). En quoi cette notion est-elle importante dans l’exposition ? 

Jean-Max Colard : Il y a cette porosité des frontières trop bien établies, notamment à l’échelle d’œuvres plus intimes. Ce qui m’a touché, c’est le fait de placer l’œuvre d’Anna Komarova (Post) à l’entrée de l’exposition. Nous avons voulu atténuer cet effet de « forêtmorte », d’arbres coupés, pour avoir plus de variations. Je suis très sensible quand même à la dimension apocalyptique de cette œuvre, à son ambivalence. Ainsi, l’exposition commence par une invitation à un contact, à une action, par la douceur, le slow. On ne se précipite pas dans l’exposition mais on est tout de suite invités à une lenteur, un peu comme une revendication. On met le spectateur dans une temporalité qui lui permet de vivre différemment les temps de l’exposition. La dimension de frontière est en effet une dimension importante de l’art et de l’écologie.

Alice Audouin : Ce trouble qu’Anna Komarova provoque d’emblée avec son œuvre (le fait d’enlacer des troncs d’arbres suspendus dans les airs) vient de la technologie utilisée pour se connecter à l’arbre. Je ne suis ni technophobe ni technophile, la technique peut être utile pour créer une relation qui ne peut se faire par le langage ou un autre moyen, comme ici, pour moi, c’est un espace des possibles qui est très ouvert. Les frontières sont bousculées dès que l’on s’accorde de la liberté vis-à-vis du sujet de l’écologie, en utilisant des moyens qui peuvent paraître antinomiques. Quand Julian Charrière s’autorise à brûler un iceberg avec un chalumeau, c’est d’un tel niveau d’humour et de dérision… On a abordé l’écologie autrement que par l’écologie !

 

Bo Zheng, Pterodophilia, 1 & 2, Deux courts-métrages.

 

Solène Reymond : Le corps est également présent dans les deux court-métrages éco-queer de Bo Zheng (Pterodophilia, 1 & 2) tournés dans une forêt de Taïwan qui met en scène une relation intime avec des fougères. Ils semblent servir, ici aussi, à renverser une frontière entre le normal et l’anormal ? 

Jean-Max Colard : Pour Alice et moi, c’était très important d’avoir ces vidéos de Bo Zheng. C’est l’œuvre qui joue le plus le jeu de l’Hôtel dans la structuration de l’exposition. On savait qu’on allait occuper les chambres de l’Hôtel et nous voulions avoir ce que j’appelle « une séance de phytolove ». C’est très emblématique de ce qui peut se jouer à l’échelle de l’intime, de la relation inter-espèces, etc. L’idée était d’aborder le sujet des relations intimes dans cet hôtel et d’y aller vraiment. Bo Zheng a aussi des raisons très précises de jouer avec les fougères. Des raisons politiques. Il y a une part de provocation dans cette œuvre. Ce n’est pas l’idée que l’on se fait de l’écologie, c’est décalé et osé.

Alice Audouin : Ce qui est intéressant par rapport de l’Hôtel Utopia est le fait qu’on pousse le curseur avec Canis Novacenus d’Art Orienté Objet, avec Slow dance, les méduses faites à partir de bouteilles en plastique recyclées de JeeYoung Lee, avec Pteridophilia 1 & 2 de Bo Zheng, avec l’œuvre de Fabien Léaustic… Chez Bo Zheng, il y a toujours une dimension politique (les fougères ont joué un rôle dans l’indépendance de Taïwan). Pour moi, il développe un rapport au monde extrêmement cohérent dans ses œuvres et la notion d’écoqueer était très importante pour l’exposition. Elle devait être accueillie dans l’exposition au même titre que le woofing et ces mouvements de société plus alternatifs et de rupture qui se multiplient.

 

Bianca Bondi, Not a place but a feeling. Installation. 

 

Solène Reymond : Terminons par l’œuvre de Bianca Bondi, Not a place but a feeling, qu’est-ce qui vous a touché dans son œuvre ? 

Alice Audouin : Bianca jette du sel pour éloigner les mauvais esprits. Il y a cette dimension de rituel occulte qui est très intéressante dans son travail. Son œuvre (Not a place but a feeling) est aussi une métaphore du temps avec ces ossements qui provoquent ici aussi un trouble : est-ce un monde déjà englouti ou la métaphore de la vie qui progresse (car l’œuvre est évolutive) ? Elle est entre le médecin légiste et celui qui continue la vie, toujours avec beaucoup de poésie, de la cohérence en éco-conception, des teintures naturelles végétales, tout un protocole dans la manière de penser chaque élément.

Jean-Max Colard : On était tellement ravis qu’elle puisse investir la « Maison Biquini ». C’est elle qui a travaillé sur son histoire et qui nous a fait découvrir que ce lieu était un vieux cabaret. Nous sommes entre deux états : dans la beauté d’une catastrophe mais aussi dans quelque chose qui serait le lieu d’une reviviscence, d’un paysage transfrontalier entre le monde humain et le monde naturel. On a l’idée de perte et de quelque chose qui advient. D’un monde nouveau qui pousse sur la ruine. La pièce évolue, au début, tout va très vite avec la cristallisation mais l’exposition est très courte par rapport au processus qu’elle met en place. Le temps de l’œuvre n’est plus soluble dans le temps du musée.

En choisissant le terme « Novacène » l’exposition questionne, à sa manière, les mots utilisés pour penser l’après Anthropocène. Glenn Albrecht, philosophe de l’environnement, propose le terme « Symbiocène » pour décrire une nouvelle ère basée sur des liens symbiotiques déployés à toutes les échelles. Et la question que pose Donna Haraway « comment vivre avec le trouble » ? ne semble jamais très loin dans la découverte des oeuvres qui tissent ensemble différents regards, partis pris, questionnements sur le sujet. L’exposition proposée par Alice Audouin et Jean-Max Colard participe, avec distance critique et avec humour, à ouvrir des brèches émotionnelles, intellectuelles, éthiques… dans ces utopies du futur en train de s’écrire. 

[1] LOVELOCK James, The Coming Age of Hyperintelligence, Penguin Books UK, 2019. Selon lui, les machines, les cyborgs, l’intelligence artificielle forment la prochaine étape dans l’évolution de la vie sur Terre. Comme une autre « biosphère » qui coexistera avec la nôtre, telle qu’elle existe actuellement. Il rejette la compétition au profit d’une coexistence, d’une coopération au-delà des frontières entre les espèces.