Quand le design de l’agriculture fait alliance avec la force créatrice du vivant

Quand le design de l’agriculture fait alliance avec la force créatrice du vivant
Cour d’honneur du madd-bordeaux. Jardin imaginé et parrainé par Caroline Miquel, paysanne maraîchère, fondatrice des Jardins Inspirés au Taillan-Médoc, Gironde. Saison culturelle Ressources / Bordeaux 2021 © madd-bordeaux.
À voir

L’exposition « Paysans designers, l’agriculture en mouvement » présentée depuis le 17 juillet 2021 au Musée des Arts Décoratifs et du Design de Bordeaux est prolongée jusqu’au 7 mai 2022. Une invitation à découvrir, à travers la focale du design, des pratiques d’agriculture alternative qui repensent le paradigme selon lequel la nature, le vivant, doivent être soumis à la pleine maîtrise de l’être humain. Parce qu’ils engagent des rapports de réciprocité avec la terre qu’ils cultivent et la biodiversité, les paysans ici réunis veulent renforcer, à leur manière, une culture du respect de la vie sous toutes ses formes.

 

La standardisation du vivant, quelle limite ?” – Henk Wildschut, série Food, 2012-2013 Exposition Paysans designers, un art du vivant au madd-bordeaux. Saison culturelle Ressources / Bordeaux 2021 © Rodolphe Escher.

 

Le design de l’agriculture comme art du vivant

La notion de farming design (design de l’agriculture) – centrale à l’exposition -, donne à voir comme activités de création, des expérimentations agricoles qui tiennent compte des dynamiques du vivant et, ce faisant, explorent de nouvelles possibilités de « faire usage » de la terre. Ce rapprochement de la figure du paysan et du designer ici opéré implique des « démarches qui résolvent les problématiques du quotidien et accompagnent les changements de société, produisent des résultats et des transformations », selon les propos de Constance Rubini, directrice du musée. Deux manières de composer avec le réel qui reflètent la prise de conscience chez certains paysans d’enjeux actuels tels que la sécurité alimentaire, la biodiversité, le réchauffement climatique. Si le design a pour visée la production d’objets industriels, il est appréhendé dans une perspective sociale, environnementale et culturelle, ce qui fait écho à la pensée du philosophe Félix Guattari (développée dans son ouvrage Les Trois Ecologies). La scénographie de l’exposition, confiée à François Bauchet et Jean-Baptiste Fastrez (assistés de Bérengère Bussioz), pourrait accompagner la vision de l’agriculture comme un art de vivre, d’« habiter la Terre en poète » plutôt qu’« en assassin ».[1]

 

Exposition Paysans designers, un art du vivant au madd-bordeaux © Arthur Fosse

 

« Penser c’est essayer, opérer, transformer (…) »2

À l’extérieur du musée, la conception de jardins éphémères confiée à Caroline Miquel, maraîchère biologique, invite le public à un premier contact sensible avec le sol. À l’intérieur, une série de portraits photographiques livre une histoire visuelle des pionniers de la pensée écologique. Parmi eux, la biologiste Rachel Louise Carson, (auteure de l’ouvrage Printemps Silencieux), le philosophe Arne Naess (inventeur de l’écologie profonde) ou Bill Mollison et David Holmgren (fondateurs du concept de design permaculturel). Organisées par thématique (Dessiner le paysage », « Quand le paysan reprend la main », « L’eau, un cycle vertueux », « Le génie des plantes »…), les salles d’exposition retracent des innovations imaginées aux quatre coins du monde par ces « paysans designers » ou « paysans chercheurs ». Le public découvre des histoires incarnées : celle d’Adama Dialla (au Burkina Faso) à la tête d’une polyculture d’arbres fruitiers et de légumineuses ; celle de Sepp Holzer (en Autriche) qui a transformé sa terre de haute altitude en laboratoire de nouvelles pratiques agroécologiques ; celle de Perrine et Charles Hervé-Gruyer, fondateurs de la ferme du Bec Hellouin et pionniers de la permaculture en France. Ces démarches, explicitées à l’aide de textes, de dessins topographiques, de petits films, mettent en exergue des nouvelles méthodes de production agricole. Pour ces paysans d’un nouveau type, il s’agit, comme chez certains éco-artistes, de construire des manières d’agir et de penser qui prennent en compte la complexité, la fragilité et l’inter-connectivité des espèces dans les écosystèmes.

 

Exposition Paysans designers, un art du vivant au madd-bordeaux © Arthur Fosse

 

Vers une « éthique du soin »

Intégrées dans la salle centrale de l’exposition, des cultures de trèfles, de bourrache ou de mélisse proposent au public de renouer avec la temporalité du monde végétal, faisant ainsi basculer l’exposition d’une logique de représentation vers une logique de présentation. Le végétal est-il exposé dans la perspective de souligner la force créatrice de la nature ? [2] La récurrence du motif végétal sur les murs d’exposition (herbiers, échantillons de terre provenant des fermes, dessins de plantations à l’aquarelle par les fondateurs de la ferme du Bec Hellouin…) matérialise une rencontre visuelle avec la terre. Pour reprendre les propos de l’historien de l’art Paul Ardenne, la nature n’est plus « saisie dans son cadre ordinaire (le paysage) mais une matière que l’on peut exposer pour-elle, prenant rang d’œuvre d’art en soi ».[3] Enfin, par la proximité avec ce qui nourrit les populations, du sol à l’assiette, est questionnée en filigrane la place de l’être humain au sein du vivant (à travers la notion d’interdépendance).

La projection de la vidéo intitulée « Une journée en temps réel avec Félix Noblia » réalisée à l’aide d’une GoPro installée depuis le tracteur du jeune agriculteur opte pour une immersion dans son quotidien. Le choix d’un contenu appartenant au registre de la vidéo amateur porte la parole de l’acteur de terrain sans passer par la médiation artistique servant ainsi la production de « reflets du réel »[4]. En parallèle, trois films réalisés par Colombe Rubini et produits par Les Films du Worso dressent le portrait de Maina Chassevent (bergère sans terre), Nina Passicot (éleveuse de cochons) et Mikel Esclamadon (producteur de thé) qui soudent leur conscience écologique à un souci éthique basé sur l’usage de savoir-faire traditionnels adaptés aux enjeux climatiques. En cela, ils s’inscrivent dans une « éthique du soin ». Cette proposition filmique participerait ainsi à re-configurer le réel en interrogeant un rapport de philia avec le vivant.

 

Installation « Real Facts » réalisée par les étudiants de l’ECAL sous la direction d’Erwan Bouroullec et Adrien Rovero. Exposition Paysans designers, un art du vivant au madd-bordeaux © ECAL/Jimmy Rachez.

 

La régénération comme horizon

La notion de régénération est au cœur de ces pratiques d’agriculture alternative. Les paysans designers souhaitent changer de paradigme pour « guérir » la terre, assurer sa fertilité, développer la vie du sol. La régénération comme objectif agricole donne parfois naissance à des programmes de recherche menés par des fermes expérimentales (« Régénérer les sols, le design au service d’une terre fertile »). Les plantations qui naissent de ce souci de régénération « dessinent » dans le paysage des courbes, des associations de lignes, de couleurs, de volumes, de niveaux. Il y a une part de militantisme dans cette approche de la beauté par ces nouveaux paysans et nouvelles paysannes. L’alliance avec le design urbain participe, lui aussi, à reconfigurer la plastique des espaces agricoles en aménageant des modèles d’architecture variables, évolutifs selon les besoins et les saisons (Agronica, Andrea Branzi, 1995). Une installation murale dédiée aux outils anciens (« Des outils pour une transition agroécologique ») permet d’interroger leur place dans la prolongation des gestes de la main (symbole de « l’éthique du soin ») dans le respect du cycle du vivant. Enfin, la salle l’exposition « Real Facts » consacrée aux travaux d’étudiants en design (sous la tutelle des designers Erwan Bouroullec et Adrien Rovero) donne à voir des données factuelles sur l’agriculture : un agriculteur sur trois est une femme, en France métropolitaine, un produit consommé sur quatre est un fruit tropical… autant de faits qui cherchent à déconstruire des idées reçues sur l’agriculture, et ce faisant, tentent de régénérer le socle culturel à partir duquel émergeraient de nouvelles possibilités pour habiter la terre en lien avec le vivant.

 

.Exposition Paysans designers, un art du vivant au madd-bordeaux © Arthur Fosse

 

 

[1] selon une citation de Paul Virilio « Habiter la Terre en poète ou en assassin ? », L’Insécurité du territoire, Paris, Stock, 1976. Citation reprise par Perrine et Hervé-Gruyer dans leur ouvrage Permaculture. Guérir la terre, nourrir les hommes, Paris, Actes Sud, coll. essai Babel, 2014, p.372. 2 MERLEAU-PONTY Maurice, L’Oeil et l’Esprit, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 1985, p.10.

[2] Un point que souligne Franck Doriac (plasticien et enseignant à l’Université d’Aix-Marseille) à propos des liens entre l’art et la art et nature dans l’ouvrage Le Land Art… et après. L’émergence des oeuvres géoplastiques, Paris, L’Harmattan, coll. L’Art en bref, 2005.

[3] ARDENNE Paul, Un art écologique. Création plasticienne et Anthropocène, Bruxelles, éditions Le Bord de L’Eau, coll. La Muette, 2018, p.41.

[4] ARDENNE Paul, op. cit., p.177.