Viva la vida : Frida Kahlo, polyphonies et multiplicités

Viva la vida :  Frida Kahlo, polyphonies et multiplicités
Frida viva la vida, Giovanni Troilo, documentaire, 98 minutes, Italie, 2019.
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« Viva la vida » est le titre de l’un des célèbres tableaux de Frida Kahlo, réalisé à la fin de sa vie : une nature morte aux pastèques, d’un bleu et rouge haptique. C’est aussi le titre qu’a choisi le réalisateur Giovanni Troilo pour son documentaire, sorti en salle le 25 novembre dernier, consacré à cette célèbre artiste-peintre mexicaine, Frida Kahlo. L’affiche illustre la très célèbre photo de Nickolas Muray, Frida on the bench, datant de 1938, diffusée, démultipliée et floquée sur divers supports… Mais, qui est cette Frida Kahlo au regard fixe et aux joues rosées, flottante parmi les fleurs ? Quelle promesse d’exploration derrière cette affiche connue, reconnue ? Giovanni Troilo prend le risque de créer une nouvelle œuvre originale sur cette artiste adulée, déjà dépeinte au cinéma en 2009 par Julie Taymor à travers un biopic retraçant sa vie tumultueuse sous les traits de Salma Hayek. Inspirée du livre de l’historienne de l’art Hayden Herrera, cette œuvre de fiction, très bien accueillie par la critique (nommée pour quatre Oscars), avait contribué à dévoiler la vie de cette artiste iconique ou iconoclaste : le tragique accident de Tramway, sa rencontre décisive et passionnée avec Diego Rivera, leur parenthèse américaine, la trahison de sa sœur et les infidélités de ce dernier, ses toiles et autoportraits entre intimité et onirisme, l’ébullition intellectuelle et le rejet du surréalisme avec André Breton, le rapprochement du couple avec les Trotski, le trauma d’avortements à répétition, la consécration de son œuvre à l’international et sa passion pour l’artisanat de l’isthme de Tehuantepec, emblème d’une société matriarcale…

À travers quel objectif regarde-t-on Frida, cette fois ?

On retrouve cette trame de vie dans un format documentaire aux notes polyphoniques. « Le film présente six chapitres d’un voyage à la recherche de Frida, au cœur de Mexico, alternant des entretiens exclusifs avec des reconstitutions évocatives, archives historiques, et les œuvres de Frida elle-même dont ses plus célèbres autoportraits » décrit le réalisateur. Une multiplication de points de vue et de voix au plus près de la vie douloureuse mais rouge vive de l’iconique Frida Kahlo.

L’accent est mis sur un aspect en particulier, et qui retient ici toute notre attention ; la dualité déchirante mais féconde qui transperce la vie de Frida Kahlo.

D’emblée, Frida est en fuite. Une séquence en noir et blanc ouvre le film. Elle s’apparente à une autre œuvre de fiction : Frida n’est pas là. On ne reconnaît pas le visage de l’artiste dans ce fragment. Il ne s’agit pas d’une archive, mais d’une bribe de fiction mettant en scène une femme dans un bloc opératoire. Une voix off précise : « ils vont m’amputer une partie de la jambe droite ». Montage rapide. Visage en gros plan de cette femme apeurée. Insert d’une horloge. Les minutes tournent et la pression se fait sentir. Une nouvelle séquence vient s’entremêler à la scène de l’hôpital : une jeune femme, de dos, la nuit, court dans un tunnel. Fuir, vers où ? Le spectateur reste en suspens. La clef de ce flash-forward sera dévoilée à la fin du film. Pour l’heure, le spectateur assiste au déroulement de la vie de l’artiste, parsemée de joies et de douleurs. Ces différents témoignages de femmes s’accordent dans une ronde harmonieuse : Frida était tiraillée entre son image d’artiste et de femme, et a su sublimer ses douleurs à travers son œuvre, unique.

Depuis son accident de Tramway, Frida se trouve divisée, clivée, traversée littéralement par la mort, à travers cette barre métallique qui la transperce jusque dans sa cavité pelvienne et qui marquera profondément son corps comme son psychisme. Elle mettra finalement un visage sur cette douleur, dans son œuvre tardive : La colonne brisée (1944), dans laquelle elle se dépeint, traversée d’une nouvelle barre métallique, qui n’est plus celle de l’accident, mais celle qu’elle finit par incorporer lors d’une opération chirurgicale, étant donné l’état de fragilité de son dos. Les deux barres ne font qu’une ; Frida est littéralement divisée par cette colonne qui la traverse.

Cette ambivalence ne transparaît pas seulement dans les mots de ces femmes. Elle se trouve également dans la nature hybride des images : fiction, archive, reconstitution, images actuelles, photographies, un mélange des voix entre anglais et espagnol, des divisions dans le cadre, un récit en voix off, et un montage alterné.

 

Les Deux Fridas, Frida Kahlo, 1939, 173.5 cm x 173 cm, Huile sur toile, Musée d’Art Moderne, Mexico.

 

Dès les premières minutes, Frida est partagée entre deux identités. Son moi de femme et son moi créateur. Chacun incarné par une jeune femme, dans un fragment fictionnel.

Intérieur jour. Une demeure ancienne. Deux femmes, de part et d’autre d’une fenêtre, se toisent. L’une est incarnée par une jeune actrice aux cheveux longs et ondulés, l’autre par une actrice plus âgée, plus pâle et qui restera tout au long du film entre les murs de cette maison froide, auxquelles sont rattachées des tonalités de noir et de blanc, tandis que la jeune femme laisse flotter ses cheveux dans un environnement naturel aux couleurs vives, aux dimensions aériennes et aux plans zénithaux. Ces deux entités semblent sans cesse courir l’une après l’autre, se relayant tout à tour sur le devant de la scène psychique.

Tout au long du film, nous suivons ce parcours double des jeunes femmes en montage parallèle ; elles ne se croiseront pas, ou du moins, elles ne se croiseront plus, après ce plan en surcadrage à travers une fenêtre, dans lequel l’une observe l’autre, et qui n’est pas sans rappeler le plan de rencontre des deux jeunes femmes doubles dans La double vie de Véronique (1999) de Kieslowski. Dans le documentaire de Troilo, cette rencontre s’achève sur un plan du moi créateur, correspondant à la Frida-artiste, au milieu de la forêt, qui observe son reflet dans une flaque d’eau, telle une nouvelle Narcisse. Chacune d’elles plane dans son environnement et dans sa colorimétrie.

Nous suivons également cette vie ambivalente à travers le récit qu’en fait l’actrice Asia Argento, cadrée en plan rapproché serré, s’adressant directement au spectateur, sur un fond monochrome aux couleurs primaires et qui varie au gré de la dramaturgie. L’alternance de langues, entre l’anglais et l’espagnol, fait écho à cette même question de dualité. Dès le début du film, celle-ci commente ce point : la dualité qui traverse Frida n’est pas la dualité judéo-chrétienne à laquelle le spectateur européen est habitué, déterminée par une scission fondamentale entre le bien et le mal. Il est ici question d’une dualité cosmique, « précolombienne », liée aux origines multiples de l’artiste, chargée de cette richesse bigarrée : son père, venu d’Allemagne, sa mère, à la fois issue d’une famille de généraux espagnols et liée à ces sources précolombiennes. Frida illustre cette dualité dans l’œuvre Mes grands-parents, mes parents et moi (1936), ces deux origines étant symbolisées respectivement par l’océan et par la terre. Tout en décrivant l’une de ses toiles, le récit d’Asia Argento commente : ces deux dimensions appartiennent à un même univers cosmique, marqué par la Lune et le Soleil. Elles ne s’opposent pas, mais sont liées. Et chacune des bribes de récits, d’images, où s’entremêlent fiction et réalité, propose un pont entre ces différentes dimensions. Comme le fait cette voix mixte, entre l’anglais et l’espagnol.

 

Ma robe est suspendue, Frida Kahlo, Huile, 46 x 55 cm, 1933, Hoover Gallery, San Francisco, USA / Frida, Julie Taymor, biopic, drame, 123 minutes, USA, 2002 (Timecode: 01:07:20)

 

Hilda Trujillo, la directrice du Musée Frida Kahlo analyse à son tour cette division dans un commentaire du tableau : « Ma robe est suspendue » (1933), peint au cours de son séjour à New York, et dans lequel Frida exprime la froideur de cet environnement occidental, contre la nostalgie de ses terres mexicaines. Le tableau est divisé en deux. Partagée entre ces deux univers, Frida flotte, suspendue à une corde à linge, entre les gratte-ciels. Elle n’a plus de visage. Sa robe se fait synecdoque. Spectrale, elle flotte entre ces deux mondes. Julie Taymor illustrait ce tiraillement, dans son œuvre de 2002, à l’aide d’une séquence aux tonalités oniriques en montage cut : après une scène de dispute avec Diego Rivera, Frida, seule, dans son appartement, adresse un regard hors champ. Un travelling rotatif dévoile progressivement la fenêtre, sur le bord gauche du cadre. Frida, en amorce, perçoit sa robe traditionnelle, suspendue, sous la neige. Apparait alors une tout autre séquence, dans laquelle déborde le mouvement de travelling, ascendant dévoilant, cette fois, un ciel bleu : Frida étend son linge à l’air libre, son singe sur les épaules, vêtue de sa robe, et coiffée de ses bijoux traditionnels, légère, flottante sur le toit de sa casa azul. Le contraste de ces deux séquences traduisait déjà ce clivage intérieur, cette projection fiction/réalité et cette porosité entre les deux mondes entre lesquels elle se trouve tiraillée.

Enfin, un dernier fragment de pellicule vient illustrer cette dualité de l’artiste et de la femme. Bien au-delà de la photographie culte de l’affiche, Frida Kahlo est capturée par la magie de la caméra qui offre un grain émouvant : l’icône n’est plus figée, elle bouge, elle danse, elle regarde l’objectif. Une scène inquiétante d’étrangeté intervient notamment à la fin du film : archive rare sur laquelle Frida et une femme —probablement sa sœur— sont installées près d’une fenêtre. Les deux visages de femmes se doublent, se croisent, se mêlent. Une image qui résonne dans la mémoire du spectateur. Un écho aux bribes fictionnelles en surcadrage évoquées précédemment, et une mouvance bergmanienne avant l’heure. En fermant les volets, Frida semble obstruer l’objectif, comme une fermeture en iris. Elle nous regarde droit dans les yeux, avant de les refermer à jamais. Une séquence précieuse datant de mars 1954 suit cette scène d’une beauté particulière, et nous porte témoin de ses derniers instants de vie : regard ému de Diego, et drapeau du parti communiste viennent recouvrir son cercueil. Mais Frida nous regarde encore à travers les persiennes. Retour du fragment-archive. La voix off entonne à nouveau : « ils vont m’amputer une partie de la jambe droite ». Le flash-forward se répète : la jeune femme, de dos, dans ce long tunnel, fuit, tout en se détachant. Elle part retrouver une autre dimension de son être, dans cette perte douloureuse mais libératrice : « je sens que ce sera une libération. J’attends l’issue et j’espère ne jamais revenir ».

Qui est donc cette Frida Kahlo au regard fixe et aux joues rosées, flottante parmi les fleurs ? Frida. Et toujours Frida. Une Frida divisée, mais qui a su trouver une plénitude à travers ses œuvres, et une puissance de sublimation à travers ses toiles, à l’image de l’un de ses plus célèbres tableaux, Les deux Fridas (1939), peint après sa rupture avec Diego Rivera, deux versions de Frida se tiennent, côte à côte. L’une est la femme qui l’a aimée, l’autre, celle qui tente de l’oublier. Vivre avec. Vivre sans. L’une des deux Fridas tient une paire de ciseaux, prête à rompre cette artère imaginaire qui irrigue ces deux moi. Mais les deux Fridas se tiennent la main. « Je n’essaie pas de représenter ma solitude, mais la façon que j’ai eue de recourir à moi-même ». Recourir à soi-même, à un autre soi-même, pour unir ces forces contraires mais complémentaires. Recourir à l’art pour sublimer ses craintes et ses clivages. Frida, la femme, l’artiste, la sainte, la féministe, ou l’icône. Frida une, personne, cent milles, à l’image de ce récit polyphonique et de ces images multicolores. « On joue avec la mort, on danse avec la mort, on l’invite à notre table. Et on la mange. » rappelle la seule voix masculine de cette symphonie féminine, entouré de madones, et d’une mélancolie joyeuse. Une mince tranche de vie, juteuse, sanglante mais vive comme une pastèque.

Viva la vida.

Viva la Vida, Frida Kahlo, 1954, Huile, 720 x 520 mm (avec cadre), Museo Frida Kahlo, Mexico.