Matter of Life d’Eugénie Paultre

Matter of Life d’Eugénie Paultre
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Sous l’Antiquité, associer peinture et poésie était une évidence. Au début de l’ère chrétienne, Horace réaffirme ce même principe dans son poème L’Art poétique : « Ut pictura poesis » : la peinture, comme la poésie. Dans son mémoire de Master intitulé René Char, lorsque Poésie rime avec Peinture (sous la direction de Jean-Yves Casanova), Céline Descaux met en perspective les liens multiples entre ces deux arts, à propos de René Char et de Zao Wu Ki notamment. Des liens revisités par Eugénie Paultre, auteure, poète et plasticienne, qui expose en ce moment au Luxembourg, dans le nouvel espace, double espace, de la galerie Erna Hecey à Hamilius Centre.

« Matter Of Life » se présente ainsi dans ce double espace comme une double exposition – avec en plus, un livre, et une « bibliothèque de survie » –, révélant la richesse de la création d’Eugénie Paultre. Réalisées en résidence en Angleterre, les immenses toiles que l’artiste peignait à genoux semblent d’abord des lignes de couleurs. Certes, ce sont des lignes de couleur verticales, dont on se demande d’abord si elles sont élévation ou flux. Mais à y regarder de plus près, on comprend que les vibrations sont horizontales, transversales, traversantes, comme dans la toile bleue de la série Safe and Sound (2019) avec son rai de lumière rouge pas tout à fait central, une toile telle un rideau de théâtre qu’on pourrait repousser pli à pli pour découvrir la lumière, l’au-delà du tableau. Pli à pli : on évoque immédiatement Leibniz, Deleuze et son ouvrage Le Pli. Leibniz et le Baroque (1988) et cette réflexion ouvre une autre dimension de l’œuvre picturale d’Eugénie Paultre: les mystères qui se tapissent au fond de ces plis innombrables. Et de s’interroger : ces lignes de couleurs sont-elles une nouvelle écriture ? Une écriture qui serait faite de bâtons de couleur, des bâtons évoquant aussi bien ceux des pèlerins que ceux d’artistes tels André Cadere ou Rachel Labastie, et de déliés de lumière, des déliés vibratoires où l’imaginaire se faufile, dans les interstices de lumière, comme dans une forêt. C’est bien par les fentes, par les failles, que la lumière jaillit, des fentes ensoleillées, comme on en voit les après-midi d’été derrière des volets mi clos… Un monde pictural extraordinairement chatoyant alors que l’âme de la poétesse est parfois inquiète voire sombre – mais toujours amoureuse, elle qui écrit, dans Hiver : « Notre monde nous demande de l’aimer entièrement et il nous demande de ne pas l’oublier – le monde notre monde –  … » Aimer notre monde entièrement, c’est aussi le peindre.

 

Vue de l’exposition Eugénie Paultre | Matter of Life, 2021 Galerie Erna Hecey © Bertrand Michau

 

L’exposition du deuxième espace – à moins que ce ne soit le premier – s’intitule « Anima », et l’artiste explique ainsi ce titre : « L’ “âme’’ – comme une peinture – des lignes, des surfaces, des couleurs, des contours, des figures, des sensations, des impressions –  un visage, des visages, des souvenirs, des évocations, des nuances, et tout ce que l’on ne sait dire. Sa matière : rencontres, expériences, assiduités, imprévus, explorations. » Deux des toiles qui y sont présentées sont réalisées avec des bandelettes de tissu qui semblent comme accrochées sur un métier à tisser, et l’on évoque immédiatement Etel Adnan, dont l’artiste est proche – son livre La vie est un tissage (2016) se retrouve dans la « bibliothèque de survie » qui vaut d’ailleurs à elle seule le détour : Hölderlin, Novalis, Nijinsky, René Char, Marguerite Duras, Paul Klee, James Joyce, Henri Michaux, Emily Dickinson, Pessoa et Maître Eckart pour ne citer que quelques-uns des auteurs de cette « survie ».

 

Vue de l’exposition Eugénie Paultre | Matter of Life, 2021 Galerie Erna Hecey © Bertrand Michau

 

Et encore cet extrait d’Hiver : « il est si beau que nous songions tous spontanément que la vie n’est pas dérisoire il est si beau que les mères élèvent leurs enfants si beau que nous dormions la nuit si beau qu’il y ait des saisons un ciel des pluies des étoiles un soleil des mers des continents une terre au plus haut degré que nous pouvons atteindre nous finissons par un peu leur ressembler aussi imperceptibles que des images nuancées et parfaites déclinées sans intention… »

Il est si beau qu’Eugénie Paultre peigne.