Sous les couches de peinture

Sous les couches de peinture
L’artiste devant sa toile « De l’ordre du vivant », Technique mixte sur toile, 200x265 cm, 2015.
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Originaire du nord de la France puis formé aux arts plastiques en Belgique, Alexandre Motte s’est établi sur la Côte d’Emeraude à Dinard. Pour autant, aucune représentation dans ses peintures des villas Belle Époque immortalisées par Rohmer dans Conte d’été. C’est que l’inspiration de l’artiste n’est pas à chercher dans les paysages mais dans la peinture même.

Face aux tableaux de Motte, nous comprenons qu’il s’inspire des œuvres des plus grands. Nombre de gestes, de formes, de couleurs, de façons d’occuper l’espace en témoignent. Sa culture est vaste mais cohérente. On trouve dans ses natures mortes nostalgiques le noir dense qu’utilise Francisco de Zurbaran lorsqu’il s’attarde sur ce genre. On retrouve dans sa série des robes la même épaisseur monumentale qu’emploie Manolo Valdés quand il traite du motif de la chaussure. On perçoit dans ses paysages mettant en scène des animaux primitifs les couleurs franches et tranchées d’Henri Matisse. Lorsque les formes de ces animaux se fondent dans le décor transformant le paysage en un réseau de lignes serrées apparaît quelque chose des compositions structurées de Jean-Pierre Pincemin. Enfin, on voit dans ses œuvres mêlant objet symbolique et arabesque décorative le découpage en plusieurs espaces si présent dans les toiles de Pierre Alechinsky.

 

« White waterfall », Technique mixte sur toile, 120×100 cm, 2021.

 

Motte s’inscrit dans un héritage précis, une lignée de peintres assumant les couleurs dynamiques, les textures épaisses et les tracés denses au sein de grands formats. Ces techniques mêlées en un style unique apportent quelque chose de sculptural à la représentation dont les modelés, les ombres et la composition en plans sont pourtant souvent bannis. Caractéristique de la pratique de l’artiste, le trait, qui vient redoubler d’une autre couleur le tracé entourant la figure, lui donne du poids. Les animaux installés dans un décor de nature paisible semblent autant de sculptures d’Alexandre Calder aplanies sur la surface. Bien qu’ils perdent en volume, leur traitement sous forme d’empreinte comme dans l’art pariétal leur fait gagner en force. Motte connaît la peinture mais il n’est pas ignorant des autres disciplines artistiques ; il sait que son médium se doit d’être puissant pour tenir tête aux expériences proposées par la photographie, la vidéo ou l’installation.

 

« Ailleurs », Technique mixte sur toile et résine de surface, 120×120 cm, 2016.

 

L’artiste qui admire Joan Mitchell est conscient de la difficulté de l’exercice. On trouve dans sa pratique un ensemble de symboles comme autant de figurations de mouvements soumis au doute : la tour de Babel dont le diamètre se rétrécit à mesure qu’elle s’élève, le cyprès dont les racines sont profondes mais le feuillage en forme de flèche arrêté par les bords de la toile, le chemin menant de l’extérieur vers l’intérieur d’une maison sans ouverture, le labyrinthe clos sur lui-même, l’état embryonnaire du fœtus enroulé. Chez cet artiste qui avoue volontiers la difficulté de peindre, ces symboles répétés de toile en toile forment une mythologie personnelle de l’empêchement, autant de gestes non commencés ou arrêtés dans leur progression qui témoignent de ses hésitations. Quels chemins emprunter pour continuer l’aventure picturale aujourd’hui ? Comment innover avec ce médium déjà tant employé ?

 

« Éternité », Technique mixte sur toile, Détail, 195×130 cm, 2019.

 

Mais la maison, l’arbre, le fœtus sont des signes qui permettent de nombreuses interprétations. Ils rejoignent le mythe dans sa dimension universelle, celle qui avait intéressé Jackson Pollock, Mark Rothko ou Adolph Gottlieb dans les années quarante. Ne s’étant pas encore tournés vers l’abstraction, ces artistes cherchaient un langage suffisamment indéterminé pour toucher un large public. De la même façon aucune toile de Motte ne se limite à une lecture unique. Pour lui, en effet, une œuvre ne peut être que polysémique ; c’est l’un des critères qui lui permet de déterminer si la peinture qu’il vient d’achever est réussie. Les images qu’il conçoit sont un langage mystérieux comme les extraits de poèmes qu’il peint sur les toiles, inversant quelquefois le sens des lettres. À rebours de nombreuses propositions actuelles, l’artiste ne souhaite pas réduire l’expérience à un slogan mais la formuler dans sa dimension indicible.

 

« Cascade », Œuvre sur papier, Format A2, 2020.

 

S’il y a littéralité dans la peinture de Motte, elle n’est pas dans le message mais dans la facture qui se donne à voir. Pour cet admirateur d’Anselm Kiefer, l’image se doit d’être matérielle. Cependant, chez lui, c’est la composition plus que la matière qui fait transparaître la plasticité du résultat et c’est dans ses œuvres les plus décoratives que la peinture gagne en présence. Sur les toiles mettant en scène des figures mi-végétales mi-animales par exemple, la forme de chaque motif semble influencée par celle de son voisin. La génération des figures obéit à une règle interne à la discipline qui veut qu’à côté d’une courbe convexe se dessine une courbe concave. Avec ces toiles qui incarnent une pensée prise dans l’acte de peindre, Motte réconcilie simplicité du dessin et force de la couleur. Plus que de synthétiser en un seul motif les formes inventées par Matisse pour Océanie la mer et Océanie la terre, il fédère deux techniques qui historiquement renvoient à l’intention et à l’intuition.

C’est à cet équilibre entre sens et sensible que l’artiste récemment sorti d’une conception de l’art plus thérapeutique s’attache désormais. Cette tâche immense explique les inquiétudes mais, comme l’écrit l’historien de l’art Jean-Pierre Criqui à propos de l’entreprise picturale, « le fardeau est un trésor, ce qui justifiera toujours que l’on tente l’aventure ».