Au milieu d’une pluie de perles

Au milieu d’une pluie de perles
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Enfant terrible de la scène artistique contemporaine, entre gestes de provocation et démesure médiatique, Damien Hirst n’a de cesse pourtant de nous surprendre. Son retour à la peinture est un retour apaisé. La Fondation Cartier expose trente des 107 toiles, produites en trois ans par l’artiste, de 2018 jusqu’au cœur du confinement, dans son atelier londonien de Hammersmith. Il y est question de cherrygraphie ou variations sur le thème des cerisiers en fleurs. Cherry Blossoms. Son travail sur la couleur et le point s’origine dans ses Spots Paintings (1986-1989), sorte de peinture mécanique à la froide infinité mathématique où le geste et la couleur sont sous contrôle pour conjurer la puissance émotionnelle de la couleur. Il évolue vers les Spin Paintings (1992) et les Visual Candies (1993-1995) et aboutit aux Colour Space Paintings (2016) et aux Veils Paintings (2017) : du minimalisme géométrique à l’irrégularité des coulures et au désordre des empâtements épais, la liberté du geste pictural a repris ses droits. Son plaisir et sa jubilation. Une Joie de Vivre, à la manière de Matisse, peut-être. Une joie de vivre puisée à la source d’une longue méditation sur le Memento Mori, thème favori de Damien Hirst, depuis le début de son travail dans une morgue, travail sur les crânes ou sculptures d’animaux plongés dans du formol.

Loin d’égaler l’infinie variété des cerisiers du Japon (600 variétés) ou les 30 000 cerisiers de la seule ville de Yoshinoyama, l’infinie sérialité des toiles florales de Damien Hirst reste une invitation à la contemplation, proche de l’ambiance des Nymphéas, à l’Orangerie. Une ode à l’éphémérité de la vie, à sa fragilité, sa brièveté, son évanescence. Tel est le symbole de la fleur de cerisier, belle, complexe, fugace, qui ne se fane, ne se flétrit, ni ne se décolore. Sans prévenir, la fleur de cerisier jette tout simplement ses pétales. Sur fond de bleu azur et de rameaux bruns, les toiles offrent une myriade de pétales roses et blancs, rehaussées de touches jaunes, oranges, rouges, bleues et vertes, fleurs immaculées, ensoleillées et mousseuses, confettis de neige, « anges descendus du ciel » (Issa, Haïku), poudre de riz. Faut-il rappeler que le cerisier (sakura) est aussi l’arbre où habite le dieu du riz et sa floraison lance le signal de la plantation et donc le moment des offrandes aux kami, les dieux ? L’éclosion des bourgeons est explosion de lumière, retour à la vie après l’hiver, renaissance et éveil de la nature, « le plus merveilleux satin qu’on eût jamais vu et que faisait briller le soleil », écrit Proust. Un Sacre du Printemps sans sacrifice ni scandale. Comme le Japon à l’heure de l’hanami (rituel festif à l’heure des cerisiers en fleurs), les salles de la Fondation Cartier se recouvrent d’un saupoudrage de camaïeux roses, sur fond d’estampe japonaise. La question n’est plus alors de savoir s’il s’agit d’abstraction ou de figuration puisqu’au confluent des mouvances impressionnistes (Monet), post-impressionnistes (Bonnard), pointillistes (Seurat), voire de la peinture gestuelle (Action painting de Jackson Pollock et surtout de Wilhem De Kooninck), le geste pictural de Damien Hirst vise à se perdre et à nous perdre.

S’« il faut être toujours ivre » (Baudelaire), ce ne sera pas de vin, peut-être de poésie, sûrement pas de vertu. Ce sera de cet envoûtement « au milieu d’une pluie de perles » (Proust). L’effet est d’autant plus immersif que les toiles sont géantes, à la manière d’Hartung, de Soulages ou de Rothko. À strictement parler, on en a plein la vue. L’éblouissement est enchantement. L’immersion est jubilation. La beauté est résurrection. Volontairement sans cartel, chaque toile est pourtant titrée, et chaque titre une poésie en soi. Il s’agit de Spring Blossom, Emotional Blossom, Riverside Blossom, Unexpected Blossom, Infinite Blossom, Sunny Blossom, Poet’s Blossom, Morning Blossom, Fantasia Blossom, Colourful Blossom, Renewal Blossom, Outrageous Beauty Blossom, Magnificent Summer’s Blossom… Assis au pied des cerisiers en fleurs, à l’exposition Cherry Blossom, c’est ainsi par la contre-plongée que l’on entre dans l’Art. 

 

Damien Hirst, Cerisiers en fleurs, Paris, Fondation Cartier, jusqu’au 2 janvier 2022.