Oeuvre totale et modernité

Oeuvre totale et modernité
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à propos de Hugues Dufour, Le langage intégral, théorie esthétique des nouvelles technologies, Paris, L’Harmattan, 2021.

C’est de l’atome qu’il est question dans l’essai d’Hugues Dufour – un atome métaphorique, qui matérialiserait les différents langages accessibles aux humains pour transmettre des savoirs, des émotions, des ressentis. Plus précisément, c’est à la fission de ces atomes-langages que l’auteur s’intéresse, dans une tentative curieuse : s’investir à nouveaux frais dans la quête de l’œuvre totale.

Le texte s’ouvre en même temps qu’un rideau de théâtre, en 1876 à Bayreuth. En évoquant l’interprétation de l’Anneau du Nibelung de Wagner, l’auteur expose son ambition. Il s’agit dans cet ouvrage de deux cents pages de proposer plusieurs pistes pour questionner la possibilité même, et le sens intrinsèque, d’une recherche de l’œuvre totale, resituée dans le contexte contemporain d’un ensemble de mutations tant techniques qu’esthétiques des arts dans leur diversité. 

Cette recherche est abordée du point de vue du langage : chaque art (le cinéma, la musique, la littérature, etc.) disposerait de son langage propre, voire correspondrait à un langage, l’objectif de l’œuvre totale étant de les faire cohabiter. Ou plus précisément, pour en revenir à l’atome, de les faire fissionner dans une sorte de « méta-langage », un « langage intégral » selon les propositions conceptuelles de l’auteur, en poursuivant deux objectifs. D’abord éprouver la possibilité même de ce « langage intégral », pour ensuite en mesurer la portée et l’intérêt dans le contexte contemporain.

La possibilité même de l’existence d’un « langage intégral » serait ainsi conditionnée à la possibilité non de fusionner, mais bien de fissionner les différents langages (musique, texte, image, etc). Dans le cas d’une fusion, le résultat serait un objet nouveau, une sorte d’homoncule qui ne serait que le produit des formes de ses deux ascendants, remodelées et agglomérées par la fusion. Dans une fission, au contraire, les langages sont rapprochés et complémentaires non parce qu’ils se fondent l’un dans l’autre, mais bien parce que leurs formes et sémantiques se juxtaposent. À la différence de la fusion, qui élimine pour recréer, la fission, elle, conserve. Elle maintient les formes composant les deux langages dans leur intégrité, en les juxtaposant. Le langage intégral naît ainsi de cette volonté de fission : l’œuvre serait le produit de la juxtaposition de formes fissionnées et de sémantiques cohérentes.

Dès lors, elle serait à même de rendre toute sa capacité d’agir et sa subjectivité au public, à même d’explorer, d’agencer, en bref d’interagir avec les formes fissionnées pour bâtir sa propre expérience. C’est là la portée et l’intérêt qu’Hugues Dufour prête au langage intégral : il réunirait des œuvres qualifiées de mediart, c’est-à-dire des œuvres qui prennent en compte la subjectivité du public sans plus se limiter à celle de l’artiste, en mettant notamment en avant des formes ludiques de l’interaction œuvre/public.

Car c’est bien un discours de l’interactivité qu’Hugues Dufour défend dans son Langage intégral : là où la fusion contraint le spectateur, la fission lui ouvre au contraire un vaste champ des possibles. Au fil de six chapitres à la plume agréable, il livre à son lectorat un véritable plaidoyer pour l’interactivité entre ces deux catégories de « public » et les « œuvres », deux catégories qu’il semble nécessaire de repenser.

Des premiers chapitres, on retiendra notamment une tentative de définition du langage intégral qui emprunte, dans une démarche résolument polymathe, à plusieurs disciplines, de l’esthétique à la physique en passant par les mathématiques et la narratologie. Cette définition opère un crochet par l’exploration des avant-gardes savantes et artistiques, pour souligner le rôle social que joue selon lui l’adoption du « langage intégral ». Si les avant-gardes se caractérisent selon l’auteur par des approches opposées mais complémentaires de la production de sens dont l’objectif serait le progrès des sociétés, Hugues Dufour fait le constat d’un échec. Des avant-gardes résultent selon lui une incompréhension entre le public et les artistes, une sorte d’impasse, d’échec du rêve de la modernité. En promouvant l’interactivité, ce « langage intégral » permettrait ainsi de redonner toute son importance à la subjectivité du public, et de reconstruire un lien entre les avant-gardes et la société au travers de médiations techniques interactives (on pensera notamment au jeu vidéo).

Cette définition s’agrémente d’un petit manuel à destination du lectorat, qui se place d’abord du côté de l’artiste, en présentant les conditions de possibilité de la dissociation des formes que prône Hugues Dufour. Ces conditions sont au nombre de cinq : la complémentarité, la nécessité de combler des manques sémantiques, la simplicité des formes et de la structure des langages concernés, éviter une subversion qui désorienterait le public, et enfin le recours à des ruptures stylistiques. Il se déplace ensuite du côté du public, en montrant comment ce dernier peut devenir acteur de l’œuvre mediart, notamment par l’implication dans une interaction tant matérielle que psychologique, permettant de concilier le message de l’auteur, et les ambitions du public. La cohérence, la stabilité de conciliation, sont assurées par la colonne vertébrale soutenant le mediart : le concept.

C’est le jeu vidéo qui fait office de démonstration finale de la portée du mediart et du langage intégral. La construction de mondes virtuels interactifs fait écho à l’ensemble des thématiques développées par Hugues Dufour. Elle implique un haut degré d’interactivité, tant physique que psychologique, et permet de restaurer un lien entre le concepteur, le public et l’œuvre. Le cas du jeu vidéo est d’autant plus intéressant qu’il apparaît bien comme un laboratoire du « langage intégral », en en pointant les forces, mais aussi en en soulignant les obstacles et contraintes, comme dans le cas des dissonances ludonarratives – ces instants où la cohérence entre la narration et les mécaniques du jeu se dissout. L’hétérogénéité du paysage vidéoludique peut ainsi s’expliquer par ces liens forts qu’il entretient avec le « langage intégral » : la fission multiplie les configurations et les capacités d’agir. Elle fait de ce paysage un véritable laboratoire de terrain dans lequel développeurs et joueurs peuvent expérimenter le « langage intégral », développer de nouveaux langages et effacer peu à peu les frontières entre virtuel et réel. 

À cet égard, le cas du jeu vidéo résume l’ensemble des ambitions de l’auteur : envisager l’œuvre d’abord comme collaborative et coproduite au sein de la société qui la voit émerger.

 

Image d’ouverture : Ed Key, A memorial in video game Proteus, 2013 (Creative Commons).