Willem de Kooning, l’inclassable

Willem de Kooning, l’inclassable
Willem de Kooning, "Painting", 1948, © 2019 The Willem de Kooning Foundation / Artists Rights Society (ARS), New York.
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« Le style est une supercherie. J’ai toujours pensé que les Grecs se cachaient derrière leurs colonnes.»

Ces quelques mots de Willem de Kooning résument à eux seuls la position de l’artiste qui, au sein d’une époque pourtant polarisée, n’a jamais voulu trancher définitivement entre abstraction et figuration, considérant que l’important ne réside pas dans la manière de s’exprimer mais dans l’expression elle-même.

Né en 1904 aux Pays Bas, De Kooning s’exile aux États-Unis à vingt et un ans. Sans papier, c’est seulement dix ans plus tard qu’il est en mesure de commencer une carrière artistique. Celui qui déclara à plusieurs reprises préférer le cubisme à tout autre mouvement étudie l’art de Picasso et de Matisse. Ses peintures d’alors, largement dédiées à des figures humaines, s’en inspirent tout en penchant vers un mode abstrait qu’encourage son examen approfondi des œuvres de Miró. Inscrit dès 1934 au programme de l’Artist’s Union instauré par Roosevelt, il est désigné en 1937 par la Works Progess Administration pour peindre le mur du hall de la Pharmacie pour la Foire mondiale de New York de 1939. Il travaille alors sous la direction de Fernand Léger et, bien qu’il n’ait jamais réalisé la peinture murale demandée, ses croquis préparatoires montrent que c’est à cette époque qu’il expérimente pour la première fois l’abstraction totale. Il continue néanmoins à travailler la figuration en parallèle et commence à s’intéresser au nu féminin, sujet sur lequel il reviendra plus tard dans un style très différent, créant des personnages particulièrement menaçants même si dès cette époque certains de ces tableaux sont inquiétants, notamment celui intitulé Seated woman 2 qui présente une femme dont les yeux exorbités font écho à sa poitrine protubérante.

Après la guerre, comme beaucoup de ses compatriotes artistes qu’il commence à fréquenter, De Kooning réalise des tableaux biomorphiques au sein desquels il mêle des figures qui ne sont pas géométriques mais issues du monde naturel à des fragments de papier déchirés peints. C’est aussi à cette période qu’il commence à mêler dessin et peinture. En 1947, il partage un atelier avec le peintre Arshile Gorky, lui aussi engagé dans cette voie. L’année suivante, il obtient une première exposition personnelle durant laquelle il présente une série de tableaux noir et blanc entièrement abstraits réalisés à l’aide d’une laque noir qu’il a lui-même mis au point. Appliquée à l’aide de grands gestes, cette texture épaisse et opaque donne aux compositions expressives une matérialité plus puissante que celle de ses toiles précédentes. C’est aussi avec ces tableaux qu’il remet pour la première fois en cause la distinction figure-fond.

En 1950, alors que l’inventeur de l’all-over Jackson Pollock revient à des peintures semi-figuratives, De Kooning abandonne ses grands tableaux abstraits pour se consacrer à nouveau au sujet du nu féminin qu’il traite en intégrant ses nouvelles découvertes plastiques, appliquant d’épaisses couches de matières à grands coups de pinceau sur des formats imposants. Beaucoup plus libre vis-à-vis de la représentation que lorsqu’il s’était intéressé à ce thème classique au début de sa carrière, il se défait de toutes ambitions réalistes pour créer des corps dont les membres tortueux se perdent dans la complexité des fonds tandis que les visages grimaçants semblent sortir du tableau. Ses femmes, dont les corps énormes occupent presque la totalité de la surface de la toile, ont des visages à la limite de l’animalité.

Alors qu’à cette époque ces peintures frappent le regard en raison de la saturation des couleurs, De Kooning réalise de nombreux dessins à la fin des années 1960. Exécutées au fusain, ces œuvres dédiées à des corps en mouvements deviennent de moins en moins réalistes à partir de 1967 pour basculer dans une abstraction complète l’année suivante. Les entremêlements de formes non figuratives s’étendent progressivement pour venir finalement couvrir la totalité de la surface du papier. Les peintures que De Kooning entreprend au milieu des années 1970 reprennent ce type de compositions mais les formes tendent à s’épurer. Les couleurs utilisées sans empâtements sont plus claires que dans ses peintures précédentes et les espaces de toiles réservés au blanc de plus en plus larges. Si la sensation de mouvement reste présente, cette impression semble tout à fait apaisée dans les toiles harmonieuses que l’artiste commence à réaliser au début des années 1980. De Kooning décède en 1997.

Fervent admirateur de Marcel Duchamp, De Kooning était persuadé que chaque artiste devait inventer un mouvement et non s’intégrer dans un courant existant. Sans doute est-ce la raison pour laquelle il est resté totalement libre face au clivage qui opposait art abstrait et art figuratif à son époque, refusant de choisir définitivement entre abstraction et figuration. Seule comptait l’expression pour De Kooning et, en ce sens, il s’agit bien d’un expressionniste abstrait.